La chaise. Torture par l'immobilisme.
Par l’inaction.
Lucas grimpe sur la chaise, se balance, tombe, qu'importe.
On le punit à la chaise.
Le cycle se poursuivrait bien
si tout le monde n'était pas fatigué, si les bleus ne se collectionnaient pas, s'il n'était pas tombé sur la tête. Alouette.
On remet ça à demain.
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Il aurait bien pu se nommer Charles-Edouard, faire de l’équitation et revêtir du Ralph Lauren. Sa famille portait sur leurs épaules toute une noble généalogie, ce qui semblait maintenant le début d’une mauvaise plaisanterie. Car aujourd’hui de cette fameuse noblesse ne restait qu’une amertume sévère et une étiquette étriquée qui les rendait plus ridicules que grandioses. La toxicité n’ayant pas de milieu social, Lucas a pu comme tout le monde en faire l’expérience, collectionnant coups physiques et moraux en grandissant, se formant tordu pour mieux les éviter.
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Par la fenêtre il y a : la lumière, des arbres, des gens qui ne se pressent pas, le calme.
A l'intérieur il y a : le bureau sur lequel on l’oblige à rester courbé, mère qui crie, père qui hurle.
Les mots ne sont que des lettres. Les lettres que des gribouillis sur du bois bouilli.
Pour les apprendre, il faut un certain nombre de décibels et quelques pascals.
Peut-être que s’il plantait son stylo dans sa propre main, quelqu’un serait obligé de l’aider.
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Sa rage était si proche, presque tangible alors qu’il redistribuait la haine dont on l’avait frappé. L’apaisement n’était que de courte durée, alors il recommençait sans cesse, passait un bras autour de leur nuque en leur chuchotant d’être bien sage quand les professeurs devenaient suspicieux. “Bully” et “harceleur” auraient été des termes appropriés, ils préféraient “ado à problèmes”, soit. Après quelques tours de cercle vicieux, la situation devenait impossible à ignorer. Ses parents n’avaient, il faut croire, pas suffisamment d’argent ou d’influence pour leur éviter la honte d’avoir leur fils expulsé.
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Des petits moutons bien dociles. A peine vivants.
“Think out of the box.”
Des petites fourmis sans individualité.
“Les règles sont faites pour être brisées.”
Des proverbes que l’on récite sans seulement y penser, trop effrayés de briser la moindre règle, de sortir du lot.
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Il en avait vu des psychologues, des psychiatres, coincé entre ses deux matons, ses deux parents, comme s’il pouvait dire quoi que ce soit devant eux. Il répondait aux questions, sarcastique et désensibilisé, trop extrême dans ses propos pour son âge, évitant toujours d’aborder le plus important. De toute façon, les professionnels de santé n’étaient que plus éphémères à chaque révélation. Ses parents s’insurgeant si l’on suggérait que le problème provenait d’eux.
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« Dans la mafia, l’honneur est devenu un concept relatif. Les gangs se composent de membres toujours plus jeunes, des mineurs qui se droguent pour passer à l’action. Ils manquent de hiérarchie, de règles, de valeurs. Mais on est pas la Camorra ici. Regarde-moi quand je te parle. On a une hiérarchie, des REGLES, des valeurs. Alors te trouver dans cet état- Non, non, tu me laisses finir. Dans cet état en pleine mission… Tu crois que c’est un jeu, Lucas ? Tu crois que toi ou les autres ne vont pas se faire flinguer si tu assures pas au bon moment ? Tu me dis toujours “Maaarcoo, mets-moi sur des missions importaaantes.” Mais qui aurait envie de le faire quand tu sais même pas gérer des ordres triviaux ? Essaie même pas de te défendre, à partir de maintenant j’attends des actions, ou on t’envoie livrer des cartons jusqu’à ce que tu piges. Compris ? »
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Ton amour infect se cache entre deux couvertures.
Le papier, l'encre, tu as aimé, tu détestes. Tu l'ouvres, tu le fermes.
Perdu, mais le livre comprend. Perdu, et les mots te le rappellent.
Trop.
Bien.
Surtout ne pas perdre
ce toxique réconfort.
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Il y a de la poussière sur les meubles, dans l’air, qui scintille dans le dernier rayon de soleil. Une clé tourne dans la serrure, la porte grince. Lucas peut une fois de plus inspirer les spores qui s’échappent des murs. C’est réconfortant. Sur le palier, ses vêtements tombent. Lourds, si lourds, en un bruit mouillé. Des gouttes rouges tracent son chemin jusqu’à la salle de bain.
L’eau glacée lui coupe le souffle. Ses mains se dépêchent d’essuyer son corps visqueux. Et l’eau coule rouge sans vouloir s’arrêter, emporte l'adrénaline qui l'anesthésiait.
Lui tenait chaud.
Le gardait debout.
Ses doigts se glissent dans ses cheveux et tâtent, prudemment. Il monte la température. Son corps se met à piquer, ici et là. Sa tête échappe au pommeau de douche en s’appuyant contre le mur. Lucas ferme les yeux, oublie la facture d’eau chaude. Bientôt, la douleur à son flanc devient trop forte pour être ignorée.
Il préfère ne pas regarder.
Rester ici.
Mais il faut sortir.
Le bac de douche tapi de sang le fait glisser. Il se raccroche au rideau de douche. Tombe avec.
Blackout.Ca tambourine à la porte, et ça le réveille. Il fait froid, putain. On teste la poignée, repousse son tas de vêtements, et en se précipitant pour ouvrir la porte de la salle de bain, cogne sa tête.
Blackout.— Lucas, Lucas !
Les claques le ramènent à la réalité. La sale gueule de Dylan est trop proche de la sienne. Le sommeil est plus tentant. Il ferme les yeux.
Et s’en reprend une.
— Reste avec moi !
Alors il est obligé de regarder ce mec s’emmêler avec les bandages, chercher les ciseaux, lui appuyer sur les plaies comme jamais. Lucas grince des dents. Il se demande pourquoi Dylan se donne autant de mal, lui fait aussi de mal. Dormir aurait résolu le problème.
Lucas veut frapper sa main, lui dire de dégager. Sa bouche s’entrouvre et malgré toute l’énergie déployée, l’effort est trop grand. Ce qui aurait dû être un coup n’est qu’une main qui se pose mollement sur une autre. Dylan s’empresse de la saisir et son regard s’embrume.
— Ca va aller, t’inquiètes pas.
Oh
please.
──
Bières fraîches. Minettes qui dansent en bikini. L’équipe se rinçait la panse après avoir couru comme une poule sans tête toute la journée.
Des mains glissèrent de ses épaules à ses pectoraux, lascives.
C’était quand même fou. La migraine provoquée par ce pédé de Lucas en ruinait jusque sa soirée, la musique trop forte tambourinant de douleur dans son crâne. En espérant que la leçon serait retenue, cette fois-ci, et que cette tata irait se cacher dans un trou. Il était temps qu’il apprenne sa place.
Un corps se pressa contre son dos.
Les mecs s’étaient retournés vers lui, surpris.
Les lèvres soupirèrent près de son oreille.
—
Tu m’as manqué.Mais la voix était masculine et affreusement reconnaissable.
Il le repoussa sèchement et se leva. Mais le parasite revint immédiatement vers lui, les traits inquiets.
—
Qu’est-ce qu’il y a ? C’est parce qu’ils sont là ? demanda Lucas en désignant la troupe dont il avait définitivement capté l’attention.
— Putain, mais dégage ! rugit Biagio, stupéfait, en le repoussant violemment.
Lucas bouscula quelques personnes et s’aida de la prise de leurs vêtements pour retrouver son équilibre.
—
C’est tout ce que tu trouves à dire ?! s’énerva-t-il en s’approchant à nouveau.
Et si tu t’assumais pour une fois ?— Ferme ta gueule je te j-
—
Biagio est gay ! Voilà, BIG fucking DEAL, huh ?? Quelques exclamations remuèrent ses collègues. Se retournant, Biagio ne put rien faire d’autre que de constater le doute insidieux.
Lucas le fit revenir à la réalité en empoignant son col et en l’embrassant.
Oh no, he didn’t.
Dégout suprême. Peur des regards. Emasculation.
Une fureur terrible explosa dans le cerveau de Biagio.
Il agrippa les cheveux de Lucas et le frappa. Fort, fort. Il l’avait envoyé loin, par terre.
Colère et Honte l’empêchaient de trouver quoi faire, quoi dire pour démentir ses paroles, ses actes. Son venin était trop puissant, le doute trop grand. Rougi, hors de lui, Biagio voulait l’écraser comme un insecte, lui et ce regard amusé qui, même au sol, le défiait, le faisait passer pour le clown. Regard qui semblait lui dire :
Eh bien ? Ne t’avais-je pas dit que tu le paierais ?.
—
Tu peux me frapper autant que tu le veux, ça changera pas le fait que tout le monde le sait ! chantonna sa voix, comme s’il lui disait :
Viens, viens te défouler.──
Mais malgré les péripéties incessantes de la vie, elle ne restait qu’un fleuve tranquille, qui irrémédiablement avance, solidifie les liens et les caractères, les bonnes et les mauvaises habitudes. Le boss avait fini par reconnaître les capacités de Lucas, et il faisait ce qu’il avait voulu. Rien n’aurait pu présager l’arrivée du cosplayeur Sailor Moon de monsieur Lapin-le-passeur, arrivé ici-bas comme tombé de la Lune. Ni même son enlèvement vers la convention Japan Expo the otherlands. Et pourtant. Mais c’est probablement juste un bad trip qui s’étire en longueur. Il espère en tout cas.