Hello from the other side
On te remarque de loin, avec tes kimonos et yukatas aux airs d’ailleurs, tout de couleurs et de motifs variés. Des carpes, des dragons, des papillons, des fleurs, et tellement d’autres encore. Le rose pastel te va aussi bien au teint que le noir ourlé de doré et tu ne te lasses pas de t’en parer, de farder ton corps de ces tissus que tu apprécies tant, dans leur fabriques comme leurs nuances. Les longs haoris balayant tes hanches ou bien le sol font aussi ton bonheur, qu’ils soient gris, bleu, vert, uni ou étincelant de milliers de motifs. Bien que ce ne soit pas la mode la plus classique, l’inconsciente élégance avec laquelle tu portes ces vêtements les rends somptueux, plus encore que la soie la plus fine dans laquelle ils sont tissés.
Alors oui, tu ne te fonds pas vraiment dans la masse, et on t’entend venir de loin avec le claquement de tes getas sur le sol, mais finalement, n’est-ce pas pour le plus grand plaisir de la foule ?
Parce que tu es beau, Cate. D’une beauté qui rejoint les standards et critères de beaucoup, d’une beauté qu’il faut mettre sur le compte de la loterie de la vie et non sur l’entretien, le paraître étant bien loin de tes centres d’intérêt. Le seul soin que tu t’accordes, en dehors des douches nécessaires, c’est le coup de peigne matinal passé dans tes mèches noires. Certains seraient sûrement malheureux - ou proprement agacés - de savoir que tu restes splendide malgré le désintérêt.
Svelte et élancé, un peu dégingandé, quand on te regarde comme ça t’as l’air d’un enfant-tout-juste-adolescent, mais à s’y attarder on te donnerait un peu plus quand même : quelque part entre vingt-cinq et vingt-sept ans, pas beaucoup moins, certainement pas plus. Les inconnus sont toujours choqués d’apprendre que tu dépasses les cinq siècles. Faut dire que oui, tu ressembles plus à un jeune homme dans la fleur de l’âge qu’à un ancêtre. Des muscles esquissés, pas vraiment tracés. Des épaules droites. Des omoplates qui se dessinent, discrètes, comme cette colonne qui s’arque. Des clavicules un peu trop voyantes peut-être, souvent abandonnées aux regards des indiscrets par les décolletés si agréables à porter. Un visage ovale, un peu allongé, aux traits fins et structurés, à peine dépareillés par ce grain de beauté sous ton œil gauche. Une peau pâle, lisse et claire, sans l’ombre d’un duvet ou d’une barbe. Des poignets osseux, des doigts de pianistes, une nuque gracile, la taille fine.
Tout chez toi est tendre, délicat, et tu pourrais passer pour une poupée immaculée, s’il n’y avait cette fatigue qui transparaît un peu trop. Dans tes yeux surtout, ces yeux trop noirs qui observent en silence, ces yeux trop usés comme un pâle reflet de toutes ces années passées à exister. Sur tes traits aussi, avec l’amertume et le vide au bout de tes cils, sur la courbe de tes lèvres, dans l’ombre de tes cernes. Sur ton échine enfin, pliée, courbée comme si le poids du monde - aussi appelé flemme par les intimes - y pesait. C’est à cause de ça, d’ailleurs, qu’on ne voit pas à quel point tu es grand, frôlant presque le mètre quatre-vingt-dix lorsque tu te tiens bien droit.
Autre entorse à ta beauté, le tabac et le thé à fumer dont tu uses et abuses, jaunissant légèrement tes dents et asséchant tes lèvres - non que tu en aies quelque chose à faire, pas vrai ? Tu as toujours une pipe différente à la main, quand ce n'est pas un narguilé. Chibouque, kiseru, calumet, en bois ou en métal, simples ou sculptées, elles trouvent toutes grâce à tes yeux et tu en fais la collection. Grâce à elles, tu es constamment entouré d'un nuage de tabac qui sent bon la fraise, les lys, le freesia, parfois même le chocolat ou bien la mangue, en fonction de ton humeur.
C'est enveloppé d'un écrin ouaté que tu accueilles les gens, les faisant parfois fuir à la seule vue du nuage. A moins que ce ne soit ta voix traînante, presque léthargique, aux accents d’orgueil et de dédain qui percent par moment, entachant quelque peu ton charme et donnant envie de t’asséner une bonne gifle. Et peut-être bien que tu la mériterais. Peut-être bien, oui.
« Maman ! Maman ! »
Qu’elle était douce, ta maman - elle aimait les choses tendres, sucrées, les choses simples, aussi, et puis toi, surtout. Elle était ton monde, tu étais le sien, et qu’est-ce que la vie était belle en ce temps.
Dommage que ça n'ait pas duré.
« J’ai quelque chose d’important à te dire. »
La plupart de tes souvenirs de cette époque ont disparu, se sont effacés, étiolés dans le temps, pourtant tu te rappelles nettement
ce moment.
« Il faut se méfier de l’eau qui dort, surtout quand les poissons sont morts. »
Ce jour-là, elle a ri avec toi.
Le lendemain, elle se noyait dans la rivière.
Tu savais, tes mots savaient, de cela tu es persuadé.
Après tout, pourquoi seraient-ils sortis sans raison ? Mais la vérité, celle que tu ne connaîtras jamais, c’est qu’en passant près de l’eau, elle s’est simplement souvenue de tes mots, s’en est amusée à nouveau, et c’est en riant toute seule qu’elle a trébuché sur une branche, plongé tête la première dans la rivière - et sur ses rochers, s’est assommée pour ne plus jamais se relever.
De là, tu as cru, tout le monde a cru en ton pouvoir, mais tout n’est qu’hasardeuses coïncidences dans l’existence, Cate.▼
Tu viens d’une époque où les Royaumes d'aujourd'hui n'existaient pas, où la folie a déchiré le monde, où la guerre a soulevé les foules.
Tu viens d’une époque vieille, si vieille que tu ne te souviens pas de tout, seulement que le Royaume Blanc a été créé un jour, puis qu’il y avait Alice, la vraie Alice, la toute première, qu’elle a enfermé ton âme dans un talisman un jour, pour te protéger du Roi Noir. Oh oui, tu te souviens aussi du Royaume Noir, et des Alices, les fausses, les égarées, les oisillons jetés hors du nid, les enfants abandonnés sur des terres prêtes à les engloutir tout entiers.
Quand tu y repenses, tu te dis que tu étais quelqu’un de
bien, vraiment. Tu te gargarises de tes réussites, te vantes de tes mérites, t’ériges tout seul sur l’autel des héros car souvent, bien plus qu’à ton tour, tu as aidé les autres.
Alice et les Déjan’thés, au tout début.
Puis les Nouveau’thés ensuite, bien entendu.
Mais surtout, oui surtout, toutes
ces pauvres Alices.
Sans raison particulière, juste parce que tu aimais ça, parce que ça te faisait te sentir utile,
parce que tu en avais le pouvoir. Et parce que distribuer à tout va des conseils sibyllins que beaucoup, toi le premier, prennent pour des prédictions a toujours attiré les gens comme du miel les abeilles.
Ce n'était pourtant que de simples mots, jetés dans le vide comme autant de pierres à l'eau. Chargés de pouvoir, certes, mais de quel genre ?
L'amour est comme un cristal, difficile à trouver mais facile à briser.
Choisis le bleu.
Bon champignon ne vend pas ses racines.
Surveille l'abri de tes bras.
La lune est le soleil des statues, suis-les.
Ne cherche pas à obtenir deux profits d'un seul œuf de poule.
Ne doute pas de celui qui essaie de te la cacher. Prêches-tu un moyen de contourner, d'arranger les incidents à venir à travers tes quelques mots ? Beaucoup y croient, en tout cas.
Et combien, oui combien étaient-ils, à venir frapper à ta porte, agripper ton dos, ta main, supplier pour quelques uns de tes mots ? Tellement que, très tôt, toi qui mettais un point d'honneur à les connaître et les reconnaître, tu as commencé à confondre les noms et t'es finalement résolu à cesser de les compter.
Les Conseils de la Chenille.
Tu as depuis longtemps ta petite réputation, bâtie en temps de guerre, tes habitués, assemblés par leurs espoirs naïfs. Le bouche à oreille t'a apporté foule et reconnaissance, toutefois si, en ce temps, de gloire et de fortune ils te couvraient, ce n'était certainement pas de ton fait. Car les offrandes déposées à tes pieds - tissus précieux, pierres scintillantes, nourriture exquise, biens en tous genres - l'étaient uniquement par la grâce de tes ouailles, persuadées qu'elles étaient de devoir te rendre la pareille à leur façon.
Oui, à cette époque, monnayer les mots que tu énonçais ne t'aurait jamais traversé l'esprit.
Tu te contentais de profiter de leur gentillesse, de dire
non par politesse, d'accepter malgré tout, trop naïf que tu étais, enfant inconscient de la portée de son propre pouvoir, des conséquences tapies dans l’ombre et prêtes à s’abattre.
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De tous ces gens, tu as profités - sans vergogne ni répit. Tu te donnes l’air de rien, distribues tes mots librement, ignores leurs répercussions.
Pour toi, il n’y a nul doute, nul soupçon à porter sur ton pouvoir. Pourtant, il n’y a rien de vrai dans tes conseils, rien qui se rapporte de près ou de loin à quelque plausible futur, rien qui ne puisse apporter du bon ou du mauvais dans la vie de celui qui les écoutent. Est-ce une malédiction ? une illusion ? Nul ne saurait le dire, certainement pas toi qui fermes les yeux fort, fort, si fort.
Tout est vrai, penses-tu sans trop y réfléchir. Je ne suis que le messager, répètes-tu à qui veux l’entendre. Si ça ne les aide pas, c’est qu’ils ont interprété de travers. Si ça ne se produit pas, c’est qu’ils m’ont écouté à l’envers. Comment pourrait-il en être autrement ? Les échecs, les erreurs, les mécontents et toutes leurs velléités, tu les mets sur le dos de méprises ou d’une mauvaise foi certaine, t’arroges le trône de la certitude auréolée d’arrogance.
Tu n’as toujours pas réalisé.
Que tu te trompes.
Il y a bien peu de problèmes dont tu oses prendre la responsabilité, dont tu t’appropries la culpabilité - presque aucun, en vérité. Ton oreille attentive, ton épaule complaisante se ferment vite aux doléances de tes ouailles, sauf lorsque cela t’arrange ou te touche plus intimement.
Comme
cette fois, là.
Ta mémoire se fait trouble, se troue également, mais il y a quelques événements qui restent gravés. L’âge te pousse à ne pas t’attacher, à ne pas pleurer quand les souvenirs se sont poussière mais
parfois tu te rappelles.
Les rires, les gazouillis d’enfant, les petits pieds courant sur les pavés de guingois.
Les ombres, la main arrachée à la tienne, la silhouette disparue au détour d’une ruelle.
C’est peut-être bien la seule fois où tu as répété encore et encore les mots murmurés à la volée, pour les décortiquer, y chercher une signification, une
explication. Bien sûr, tu y as trouvé des indices, t’es bientôt persuadé que tu aurais dû comprendre, que tu
pouvais comprendre.
C’est plus simple de se mentir.
Que d’accepter son impuissance.
Cette fois-là, c’est le terreau de ton incompréhension, le début des questions.
Pourquoi les mots sont-ils si compliqués ? Pourquoi ne puis-je
voir plutôt que
dire ? Pourquoi avoir ce don, si tu ne peux sauver ni ta mère ni ce petit ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
Ah, tu t’es haï, Cate.
Mais pas une fois, tu n’as compris.
Et dans ton cœur comme dans ta tête, le regret a fleuri aux côtés de la culpabilité, alors que des questions sans réponses, sans cesse, s’accumulaient.
Où es-tu Bagheera ?
Où t'ont-ils emmené ?
Que t'ont-ils fait ?▼
Quand tu retrouves le chaton d'antan, c'est en panthère qu'il s'est changé, en passeur échappé qu'il s'est tourné.
Envolés les gazouillis, les sourires, l'innocence.
Envolées l'enfance et son bonheur, la ronde tendresse de la jeunesse.
Envolés, envolés.
Malgré tout, c'est toujours le même Bagheera, le même tout-petit que tu aimais tant, que tu aurais voulu aider, que tu n'as pu que voir disparaître sans rien pouvoir y faire. Et ça te rend heureux, si heureux. Pour la première fois depuis longtemps, quelque chose te sort du long fleuve tranquille et ennuyeux qu'est devenu ta vie bien rôdée.
Alors c'est sans arrière-pensée, en souvenir du passé, au prétexte que tu aimes
aider, que tu t'es proposé, lorsqu'il a ramené sa première Alice par mégarde.
Une erreur qui pourrait lui coûter cher. Un pas de travers qui pourrait le renvoyer dans cet enfer.
Une fois. Pas deux. Tu ne l'autoriseras pas, ne le laisseras pas. Et puis, tu aimes aider et tu habites Wonderland, de loin le Royaume le plus progressiste pour les droits des Alices, alors tu es de loin le mieux placé, pas vrai ?
Ce que tu n'avais pas escompté, c'est qu'un seul oisillon se transforme en nichée.
Mais ça ne change rien et votre manège devient bien vite rôdé. Trop heureux d'aider -
d'aider le tout-petit -, tu ne demandes rien en échange, te contentes de la satisfaction de le voir bien entier à chaque passage.
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Tu ne le diras pas trop fort, ne l'avoueras certainement jamais, mais tu l'as vu venir, pas vrai Cate ?
Oh, pas parce que tu as compris, non, non, loin de là. Plutôt parce qu’au fil du temps, des ans qui passent et trépassent, de plus en plus de gens se sont plaints.
Enfin, il faut bien que tu as douté un instant - après avoir perdu le tout-petit -, t’es demandé si tu n’es pas juste un imposteur avant de te rappeler ta mère, puis toutes les autres réussites que tu n’arrives pas à associer à de simples coïncidences. Et tu t’es remis martel en tête qu’ils ont les cerveaux trop étriqués pour comprendre tes auspices alambiqués, que tu ne peux rien y faire, ce n’est pas toi qui choisis ce que tu leur dis, que finalement il y a des mécontents partout, alors autant faire l’autruche.
Sauf qu’ils se sont faits nombreux, les bougres.
Vraiment très - trop - nombreux.
Je ne comprends pas ce que tu racontes.C'est de ta faute si je n'ai pas pu la sauver !Pourquoi tu ne m'en as pas plus dit ?J'ai besoin de plus !Dis-m'en plus !Tu parles en énigmes, à croire que ça t'amuse de nous voir galérer ?Est-ce que tu te moques de nous ?C'est ta faute.Tu te paies de ma tête !Ce ne sont que des mensonges ! Tout ce que tu racontes, tout ce que tu conseilles !Tu n'es qu'un charlatan !Leurs déboires et leurs revendications se sont faits multitude, engloutissant ta poignée de défenseurs sous leurs vagues, véritable tsunami qui bouleverse tout sur son passage. Tout s’emballe et tous balancent, leur grondement devient une maladie qui se répand, t’empêche de dormir la nuit, t’agresse dans la rue la journée. On commence à t’éviter, certains viennent même te confronter - tu as d'ailleurs quelques cicatrices pour le prouver, des marques qui te rappellent tous les jours tes erreurs.
Mais est-ce vraiment ta faute ?
Oui Cate.
C’est ta faute.
Tout est ta faute.
Il te faut du temps, beaucoup de temps, mais tu comprends.
Et tu arrêtes de les aider, tous autant qu’ils sont.
Encore une fois, tu vois les choses à l’envers, omets de t’inclure dans les potentiels coupables. Tu te dresses en victime plutôt qu’en bourreau et t’arrêtes même de parler un temps, sauf que c’est plus fort que toi, les mots ont besoin de sortir - ça veut bien dire qu’ils ont un intérêt, une raison d’exister, pas vrai ?
Non.
Tu dispenses encore tes mots à quelques habitués qui ne font pas partie de tes détracteurs, te fais tout petit chaque fois que tu entrouvres les lèvres, continues d'aider ton tout-petit et, éventuellement, tu finis par rencontrer Kaa.
Parce que les gens se bousculent encore à ta porte, quémandant et suppliant pour plus de ce pouvoir qu’ensuite il regrette ou te rejette à la figure, pourquoi ne pas en profiter, te dit-il ? Ils t’ont utilisé pendant des décennies, des siècles, tu peux certainement en faire de même en retour, n’est-ce pas ?C’est lui qui, finalement, te convainc de monnayer tes conseils.
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Du coup, vous avez ouvert une drôle de boutique dans le Santa’s Village.
Un endroit qui ne paie pas de mine, qui se confond au milieu de ses voisins, mais qui scintille de toutes ces couleurs que tu aimes tant en extérieur - c’est toi qui as choisi l’emplacement, d’ailleurs.
Kaa parle de prêt sur gages mais la plupart des objets laissés en garantie ne repartent jamais de votre remise ou de vos rayonnages, à moins que quelqu’un d’autre les achète au prix fort. Alors si tu osais, toi tu parlerais plutôt d’une arnaque bien organisée, voire d’un vol orchestré.
Ce serait culotté de ta part.
Toi, le Menteur, l’Imposteur.
Les clients ne cessent d’affluer.
Certains viennent chercher une poignée de pierres précieuses, d’autres un conseil supposé leur arranger la vie. Drôle de commerce équitable où tu trouves ton équilibre, à défaut d’être vraiment heureux.
Mieux éviter de parler trop fort des Alices qui passent, parfois, dans le dernier appartement au-dessus de la boutique, qui ne restent qu'en transit le temps que tu leur déniches un endroit où aller.