Comme si des oreilles blanches étaient apparues sur sa tête. Il fait les cent pas. En rond. Encore, et encore. Un gros poisson, dans un trop petit bocal. C’est qu’il commence à avoir fait le tour de son wagon couchette. Le lit, le mur, et le plafond. Peut-être qu’il aurait plus d’inspiration s’il avait sa chambre VIP. Rien qu’à lui. Il aimerait en parler au maître des lieux, mais il n’osera pas.
Pas, tant qu’il n’aura pas écrit une œuvre digne de la “chance” qu’il lui a donné.
La trotteuse a battu son record marathonien. Le narrateur pourrait parier qu’il ne l’a jamais vue être aussi pressée. A croire qu’elle ne souhaite pas lui donner le temps. Rien qu’un peu de temps.
Allongé sur son lit, à regarder une tâche un peu moisie sur son plafond tout pourri, Le narrateur est prêt à tout abandonner. Après tout, à quoi bon ? De toute manière, à l’heure ou en retard, son scénario sera nul. Alors, il s’abandonne un temps, aux bras de Morphée. Et il ronfle. Et il rêve. Non.
Et il cauchemarde.
Rattrapé par le poids de ses responsabilités, dans la roue de la production, les réalisateurs en rogne, et les monteurs énervés. Le narrateur ne souhaite pas se prendre la tête. Alors, il doit se réveiller. Il commence à écrire. Encore, et encore. Et à force de gratter le papier, les mots viennent. Ils ne sont pas bons, mais ils viennent. Quelque chose, c’est mieux que rien.
La nuit laisse place au jour, puis le jour laisse place à la nuit. Et le narrateur gratte toujours, mais il manque de temps. Tiraillé entre le sommeil et la productivité, il aimerait ne choisir ni l’un ni l’autre. Mais ses paupières tombent, et ses muscles se raidissent.
Et une idée.
Une vieille idée. Qu’il avait oublié dans le fil de ses propres histoires. Une idée qu’il suit impulsivement. Il sort du wagon. Il abandonne son texte. Et il rend visite à Insomnie. Qu’il soit occupé, ou disponible, peu importe. Le narrateur a une bonne raison de lui demander le réveil éternel.
Et il se balade, et il se laisse guider, vers celui qui attend les couche-tards.
Décombres et silence, fuite anticipée dans ce bourbier aux grognements sous-jacents. Au gré du danger, l'obstination de vos pas et de vos souffles perdus à la conquête du temps. Je ne suis pas marchand, quand bien même j'eus l'idée de sustenter mes finances, je ne m'attendais guère à briller parmi les monstres. Les spores lumineuses expirées par les moisissures pullulent des chants de pierres tombales, comme des entrailles dépouillées de toute substance sous nombre de couches poussiéreuses. Ossements divers et variés jonchent ces terres comme tant de racines dans lesquelles se prendre. Pourtant, vous êtes là. Encore. Harcelant ma carcasse si peu encline à satisfaire les requêtes, rien ne vous dissuade et je suis l'ombre redoutée ? Il y a erreur sur la personne.
Lanterne en main, aventureux dans l'âme et si peu fiable dans mes démarches, vous tentez le diable, ou plutôt allez lui rendre visite. Il est plus à même de vous écouter à bon prix, j'aurais tout bon loisir à ouïr de grotesques attributions dont il vous aura fait don. Non ? Quelle insupportable méprise peut bien peupler vos songes pour en conclure que je suis une option viable ?
D'un soupir, je chasse cette décrépitude peignant la cavité - de toute évidence assez peu lestée - qui abrite votre intellect. De tous les mystères de ces lieux, de la vie elle-même, en voilà un dont je me lasse pour son absence de logique en tout point. Je presse le pas, heurtant de plein fouet un gravier repoussé quelques mètres plus loin. À supposer que je ne nous conduise droit vers une mort certaine, quel motif peut justifier un tel acharnement ? Sacrifier ce que je ne peux posséder, pour quelle raison ? Mes attentions à ce sujet ont été infructueuses. Aucune légitimité.
"Alors quoi ?" Tournant les talons d'un geste bref, l'ambre bouillonne et je m'accorde un instant. Sous mes paupières dansent les flux de cette malédiction que je repousse au mieux. Il faut dire que la tâche n'a rien d'aisé quand un casse-pieds persévère dans sa randonnée pour l'accorder à la mienne !
"Bien. Bien. Que me vaut cette insistance ?" mâchoire crispée, toisant de toute ma hauteur le responsable direct de cette perte de contrôle, j'attends.
La trotteuse court. Et court. Et court. Et court. Et putain ! Est-ce que c’est sa montre qu’est cassée, ou est-ce qu’on se fait désirer ? Le Narrateur se fait impatient, surtout parce qu’il est crevé. Il sent ses cernes croître, et s’enfoncer, autant que ses fesses sur le sol, et bientôt son dos, et bientôt sa tête.
Eh non ! Il se redresse, et fait les trois cent pas. Il n’a pas le droit d’abandonner. Alors, il ne cesse d’appeler, d’espérer, d’appeler, de râler, d’appeler, et de crier le nom de celui qui ne semble pas vouloir se montrer. Comme quoi, parfois, il n’est pas bon de procrastiner. Et le narrateur, plutôt que de trouver une solution annexe, aurait dû se contenter de café.
”Alors ! Qu’est-ce qu’il se passe ? J’suis pas assez bien pour toi, c’est ça ? Bah super. On fait les précieux. Le Narrateur, c’est pas assez prestigieux. Bah j’suis d’accord ! Si j’le pouvais, moi aussi j’arrêterais de m’accompagner. Mais j’ne le peux pas, alors faut bien que je trouve des solutions.”
Comme feindre la maladie. C’est qu’il y a beaucoup de poussière ici, et qu’il fait froid. Peut être que s’il se concentre, un petit microbe aura raison de lui. Qui dit que les concepts n’ont pas de points faibles ? Qu’ils ne peuvent jamais avoir une petite grippe. Alors, voilà. Une bouillotte sur la tête, le thermomètre dans l’eau chaude, un appel au docteur et puis…
Alors quoi !? Alors quoi. Le Narrateur se retourne tout de suite, comme s’il pouvait dire quoi que ce soit à l’insolent. Mais quand il remarque qu’enfin, celui qu’il attend a enfin daigné se montrer, il préfère se faire tout sage, tout petit.
On ne négocie pas avec l’ennemi. Alors Le Narrateur doit se faire amical. Il sourit, remet ses cheveux en arrière, et s’essaie Le Commercial :
”Bonjour Monsieur L’Insomnie, on m’a chanté vos louanges, depuis la nuit des temps. Vous m’avez visité, déjà, il y a des années. Quand j’étais seul, et désespéré, vous avez souhaité me tenir compagnie. Je n’ai connu le sommeil qu’il y a peu de temps, et maintenant, je souhaite de nouveau m’en défaire. J’étais bien mieux auprès de vous. J’ai besoin de rester éveillé, c’est une question de vie… Une question de mort. Alors je vous en prie. Je ne veux plus dormir.”
