I dare you to close your eyes And see all the colors in disguise

En cette heure où tout s'éveille, quand le paysage se peint de grisaille tandis que quelques baleines cachent le soleil, qu’elle lui fait mal, cette toile d’araignée cicatricielle qui habille son dos, voile ses épaules et qui, pour œil averti, coud de quelques fils d’argent son visage et ses extrémités. Jamais bien nettoyée, nul temps pour laisser reposer, une douleur qui s’étend, rampante et collante, sur sa peau. À l’instar des réminiscences volées, faites migraine, qui lui font fermer les paupières : aujourd’hui, tout se mélange, bouscule, bascule au point qu’il commence à perdre les frontières entre son réel et l’imaginaire d’antan des autres. Lui qui avance encore à tâtons au travers du brouillard de son pouvoir, il ne peut cependant pas arrêter. Simplement pas. Car elle est là, son ambroisie, délicieuse touche de miel pour adoucir sa vie, à portée de doigts esquissés de griffes. Si proche lui disent les souvenirs chapardés, si loin lui crie sa tête fracassée.

La douleur en malsain moteur, Jackalope la fait pulser et vibrer en lui. Il ne veut pas de nouveau se laisser s’étourdir, s’endormir et se réveiller dans le caniveau avec comme cadeau la pomme empoisonnée de Blanche-Neige. Si vite avalée et coincée à travers sa trachée qu’elle s’est mise à y pourrir et à l’étouffer. Dire que la sienne ne fut même pas offerte par une sorcière, mais par un pissenlit qui mentit être son ami. La traîtrise au goût d’amertume inondant sa bouche, la chimère se force alors.
À déglutir, à tenir droit, à rester entier.
Fermer son cœur en un coffret caché à l’intérieur de sa cage d’oiseau. Le confier ne le tord que de douleur et de rancœur.

Mais que fera-t-il ainsi, confronté à son espérance ?
Wolpertinger, merveilleuse au-delà du miroir.

Il l'ignore. Jackalope n’est pas créature à se projeter trop loin, à un devenir complexe. Sa vie n’est faite que de succincts instincts simples qu’il assouvit encore maladroitement de moment présent, sans aviser s’il y aura un lendemain. Il fouille l’encéphale des passants en quête d’indice et ne décroche qu’à l’instant où ses propres pensées se brisent. La faim le fait voler quelques victuailles, la rapine facile, car peu étranglé par ce concept qu’est la moralité. Puis fatigué, il dort abrité de peu, ne s’arrêtant pas si la sûreté des lieux le graciera d’un réveil. En seul fil rouge pour un après, trouver cette mystérieuse moitié, celle avec qui tout a commencé. D’un hier noir, à un gris quotidien, broder d’or demain.

Puis abandonner en cas de rejet ?
Et se laisser sagement dépérir ?
Il ne sait pas encore.

Ce sera un problème délégué à lui-futur acquiesce-t-il en lorgnant des pâtisseries brillantes de sucre qu’un vendeur exhibe sur un plateau de bois. Il hurle “crottes de mouches aux chocolats” ou “pains aux araignées séchées” et au travers de ses sens écorchés à vif, la frimousse du lièvre-antilope se froisse d’incrédulité et se demande si c’est vrai. Mais l’odeur est alléchante, son ventre quémande alors autant se laisser surprendre en cédant à cette promesse de l’étrange.
Petit souillon, les cheveux emmêlés et son museau au coloriage de terre, il attise assez la pitié afin de gagner un sachet de confiseries… et subtilise discrètement trois autres pâtisseries.
Il sait son faciès reconnaissable : de ses yeux citrines, à ses oreilles de lapin béliers jusqu’à ses bois un brin repoussés. Peu aguerrit de la vie certes, pas stupide pour autant. Si bien qu’il s’entête, une dernière fois dans cette journée, joue avec ce bout de mémoire à peine terminé et colle le visage d’un passant au lieu du sien chez le boulanger. L’altercation est tumultueuse dès que l’inconnu est accusé, abrasive pour ses émotions déjà usées, alors plutôt que savourer sa nouvelle zizanie engendrée, Jackalope a tôt fait de s’excuser et déguerpir à cloche-pied. Quand s’entrechoquent les échos de pensées épineuses sur les parois de sa caboche, il arrête vite sa danse joyeuse et entre dans une autre avec les bâtiments mouvants. Est-il préalablement passé par ici ? Ou bien par là ?
Il n’est pas sûr.

Oh. Il s’est égaré.
Plus qu’avant du moins.
Géographiquement cette fois.

Encore davantage qu’il y a quelques jours où, tout juste arrivé et déboussolé, il fut malmené, muselé et son âme arrachée avec tant de brusquerie que la scène hante quelques cauchemars brûlants, puis s’entasse avec les semblables cendres de ses maltraitances. Mais dans un passé sombre, où s’éteignent toutes nuances, ça ne l’émeut pas outre mesure. Plus vivace est sa surprise quand, mordant dans un premier petit pain, il sent la douceur des fruits confits en lieu et place des araignées annoncées. Ça le fait sourire, oublier furtivement quelques frais soucis écoulés pour enfin profiter d’un bout de présent qui fond sous la dent.

Quelques cristaux de sucre croquent sous sa dent et quelque part, Jackalope se dit que sa journée ne pourrait être mieux.

Du larcin facile à la récompense délicieuse, avec insouciance il oublie ses tracas et profite de son encas. Mais peut-être aurait-il dû prêter davantage intérêt à son entourage. La chimère a toujours été difficile à surprendre. Il a cette vigilance de bête traquée, l’ouïe fine et l’esprit aux aguets : les souvenirs flottent dans les airs, comme les carpes dans les nuages, il suffit de faire attention à sa présence dans l’un d’eux. Aujourd’hui, ce n’est pas assez et quand s’élève une question inattendue, qu’il n’a pas la naïveté d’imaginer ingénue, ses épaules se crispent de stupeur et ses oreilles se dressent le long de sa tête. Il se retourne promptement d’un bond pour faire face à l’inconnu…

Qui. Est… Grand !

Ou lui est petit, mais la réflexion n’est pas toujours le fort de Jackalope. Ce qu’il est, par contre, c’est farouche (voir hargneux), avec le réflexe facile. Des projectiles sont alors lancés dans une direction hasardeuse, avec un mieux de son énergie qui ne parvient peut-être pas à couvrir la distance… mais rien n’a d’importance quand il entend le bruit mou des armes de fortunes toucher le sol. La réalisation se fait rapidement dans ses synapses : il a le réflexe idiot, car ce sont ses brioches qu’il a jetées.
Le voleur a le bon goût d’avoir l’air mécontent, une inspiration silencieuse outrée, par le gâchis des petits pains de la discorde. Il voudrait les récupérer, mais au vu de la rue, il ne croit pas en l’optimisme de la règle des cinq secondes.

Son pas en arrière est entravé par des lianes et le temps d’une seconde inspiration silencieuse plus tard (celle-ci surprise), le voilà tête en bas, devant une silhouette qui semble… et bien… vert chaud ? Rond écrasé. Et floue. Il faudra s’en contenter, face de courge. L’expression renfrognée, le petit lièvre s’obstine dans sa désobéissance par un silence têtu et se débat avec la vivacité d’une antilope. De cette pagaille s’échappent de ses poches quelques moutons de poussière et deux cailloux, qu’il trouvait jolis, puis enfin lui qui s’écrase comme un chiffon au sol. Se relevant et détalant, il sait d’expérience (parfois malheureuse) qu’il faut regarder devant soit quand on court, ainsi, pas de langue tirée en arrière, mais oh que l’envie est présente.

Par contre, la Courgette veut connaître son truc ? Il en fera les frais ! Son plus fidèle tour, son bien nommé “Il est passé par ici, il repassera par là” (l’imagination un peu en berne). C’est si facile : emprunter la première ruelle à droite (fait !), en trouver le souvenir chez son poursuivant (il l’a !), et dans la mémoire de Pumpkin…
Rien.
Et dans son crâne cornu à lui, une épine qui traverse de part en part. Il se prend les jambes dans ses propres pieds, s’étale de tout son long sur les pavés. Toujours aucun son quand il roule sur le côté, le visage froissé de ses yeux trop plissés. Ses vêtements déchirés et lui écorché des genoux jusqu’au bout du nez, il pose une main crasseuse sur sa tête, à la naissance d’un bois brisé.

Les grains de terre croustillent contre ses oreilles et quelque part, Jackalope se dit que sa journée ne pouvait être pire.