[TW : Enfant battus, faim, envies de mourir]
- En Bref:
*579 ap.A : Jackalope apparaît chez un noble désireux de posséder un Wolpertinger. Privé de tout droit et fait esclave, il y est régulièrement battu et insulté.
*587Ap.A : il s’enfuit et manque de mourir de faim. Dandelion le sauve en le nourrissant, ils entretiennent une amitié de quelques mois. Parallèlement, Lope rencontre Chess qui lui enseigne rapineries et mensonges.
*588Ap.A : Jackalope comprend que Dan est un alice, se dispute et s’enfuit. Il rejoindra la même année Mêmeland, donnera son âme à l’Ombre et retrouvera Wolpertinger.
*Ensemble ils escroqueront nombre d’alice en leurs faisant croire qu’ils peuvent les ramener chez eux.
Ne pas se souvenir de sa naissance. C’est une chance.
Il n’était pas malheureux. Pas plus qu’il n’était heureux. Il ne sentait rien, flottait dans le Web, était aveugle et sourd, une simple succession de 0 et de 1. Du langage informatique. Des mots, des illustrations.
Il était une fois, une page Wikipedia. Puis une porte de sortie.
Au commencement, un rien. Puis une conscience, un corps. Un petit lapin cornu apparaît comme finissant un bond. L’impression d’obscurité et une porte de lumière. Plusieurs portes. S’il avait su lire, le lapin aurait vu Jackalope écrit à l’envers. Il s’avance vers la lumière, tout curieux. Il entend des sons. Des voix. Une conversation.
“... “page imprimée” ? Saloperie de passeur, c’est pas ce que j’ai demandé !”
“C’est une page Wikipédia sur Wopeltinger. Vous avez demandez tout ce qui est possible sur Wopeltinger.”
“Objet, je veux des objets ! Les-les-les empaillées des alices, là !Qu’il y en ait un qui se transforme en Wopeltinger !”
“Ce putain de genre de miracle, ça vient pas tout le temps, p…”
Venir ? Venir ! Le Lapin Cornu veut venir ! Il est curieux, il veut aussi s’amuser. Alors, il saute à travers les lettres.
Les 0 et les 1 apparaissent, volent comme des lucioles en tourbillonnant. Puis s’assemblent, formant un petit corps de lapin, des petites cornes. Comme quand il était dans le noir, mais maintenant baignée dans un océan de lumière.
Mais quelque chose se passe. Quelque chose d’affreux.
Ses yeux s’ouvrent, secs, les paupières se fendent et se déchirent, une invasion de couleur qu’il ne connaît pas, la brûlure de l’air. Il voit, il voit mal, il a mal, il voit ses pattes de lapin qui s’allongent en monstruosités, en mains. Ses pattes arrière bondissantes deviennent de misérables brindilles de jambes, il ne veut plus regarder la suite, c'est affreux c’est affreux. Ça tire, ça déchire et ça fait horriblement peur. Son petit cœur bat à cent à l’heure et grandit à chaque pulsion.
Il panique, il a mal, il suffoque. Il s’asphyxie, petit esprit de nouveau né qui apprend d’un coup qu'il a un corps de jeune adolescent, qui panique. Les poumons se rendent compte de leur fonction : respiration. Il ouvre la bouche, ses lèvres sèches craquèlent et, dans un réflexe qu’il ne comprend pas, de l’air se précipite dedans, décollant sa trachée, ses alvéoles pulmonaires les unes des autres. La douleur est brûlante, il est sur le sol, se recroqueville et se fait de plus en plus petit, espérant qu'à prendre moins de place dans cet univers, la douleur disparaîtra et l’oubliera.
Il a des mouvements saccadés, comme des convulsions, un cerveau qui se retrouve face à une machine inconnue et appuie sur tous les boutons, espérant parvenir à quelque chose. Il se crispe, il griffe, il serre les dents, puis il se replie sur lui-même, petit, petit, si petit.
Et puis, tout se calme. Doucement, dans un temps qui semble interminable, le cerveau s’adapte, apprend. Il respire, tremble, salive sur le tapis. Tout ça, c'est contre-nature. Une page internet ne devrait pas ressentir tout ça. Mais l’esprit se force, le corps veut le faire, le corps fait, alors il faut accepter.
S’adapter, être conciliant. La résilience, c’est le meilleur rempart contre la folie qui l’attend là. Alors, il se calme, ne cherchant plus à comprendre mais à accepter. Il respire plus doucement, avale sa salive, reste en boule et essaye de faire taire tous ses sens nouveaux qui hurlent en cœur d’un trop plein d'informations.
Et puis le son arrive. Violent, tonnant, son corps réfléchit pour lui-même et fléchi, plaque les mains sur la tête. Il ouvre la bouche par souffrance, mais aucune note ne sort. Le son externe tonne, encore ! Lui se fige pour ne plus attirer l’attention du son.
Mais on lui attrape les poignets, les sert, fort, il panique de nouveau. Douleur ! On le contrôle ! On saisit son menton, il panique à en pleurer. Il ne contrôle rien, on le force et c’est terrifiant. Il ouvre les yeux en larme et à quelques centimètres de son visage, une forme. Il n’est pas sûr de ce que c’est, il voit flou. Il a peur ! Mais son cerveau arrive, ses connaissances se rassemblent.
Humain. Un visage.
Il respire vite, il respire fort. Il se calme. S’adapter. Et ne pas sombrer. Le son vient de ça. De Visage. Ses oreilles entendent un brouhaha, son cerveau parvient à traduire.
‘’ Qu'est-ce que tu es ? QU'EST-CE QUE TU ES ?! ‘’
La voix est forte, agressive. On le secoue. Il faut une réponse, il le sent. Mais il ne parle pas, un lapin, ça ne parle pas ! Puis il se souvient.
- Wikipédia a écrit:
- “On peut en revanche l'entendre puisqu'il imite la voix humaine à la perfection. Les cow-boys avaient parfois la surprise, le soir autour du feu, d'entendre leurs chants répétés fidèlement par une voix aux alentours. “
Il peut imiter les voix. Chanter. Surprendre. Qu’est-ce qu’il est ? Ça il le sait.
‘’ J… Ja-Jackalope !’’
Il a pris la voix de l’homme qui lui parle. Sur le visage de ce dernier, une foule de sentiments s’entassent. Surprise, dégoût, colère, déception… déception.
“Jackalope ? Jackalope ! Mais ce n’est pas ce pourquoi j’ai payé, Passeur, j’ai payé pour Wolpeltinger ! Pas ça ! Quelle déception, quelle déception !! Quel GÂCHIS !”
Déception, déception. Sa gorge se sert. L’homme au masque de lapin noir et l’autre homme s’hurlent dessus, laissant le Jackalope nouveau né seul. Ce dernier attrape un drap, une nappe, qu’importe, pour le mettre sur son dos nu, il a froid. Il reste en boule, essaye de prendre de longues et lentes inspirations. Recroquevillé sur lui, il pose son front contre le sol, tremblant. Déception, déception. Il est glacé, il est seul, les hommes se battent et lui, il est une déception. Un gâchis.
Il venait de naître.
Et c’était horrible.
*
Cela faisait maintenant quelque mois que Jackalope était arriver dans ce monde et il y évoluait dans une ignorance frustrante. Son Maître, comme il voulait se faire appeler, un homme grand et sec et aux cheveux gris malgré son jeune âge, prenait grand soin de ne répondre que de manière confuse aux questions, quand il voulait bien répondre, ne lui laissait pas voir l’extérieur, ni fréquenter d’autre personne que lui ou un alice employé ici. La maison dans laquelle il évoluait était grande, riche, avec de nombreuses salles toutes plus grotesquement décorées les une que les autres, estimait la chimère. Toutes les fenêtres étaient closes, grillagées et les vitraux présents empêchaient de voir l’extérieur correctement.
Tout au mieux, il se savait dans un endroit nommé Wonderland, le pays des merveilles. Lui le trouvait tout sauf merveilleux.
Il se savait dans la maison d’un homme obsédé par une chimère du nom de Wopeltinger. Celle-ci était apparue suite à un objet ramené de la terre des alices par un passeur. La petite créature issue de la taxidermie s’était transformée et humanisée, arrivée dans ce monde, et le Maître voulait que ce miracle se reproduise, afin de posséder une Wopeltinger, bien à lui.
Oh, oui, un miracle s’était bien reproduit, une créature était alors née de rien. Une page wikipédia s’était matérialisée et même humanisée ! Mais le miraculé l’avait très vite entendu et compris : il n’était que déception car ce n’était pas un Wopeltinger qui était apparu, mais un Jackalope. Rien que lui. C’était bien la seule information que le maître n’était pas avare à partager.
Ce dernier avait été furieux. Il s’était disputé beaucoup et longtemps avec le passeur à ce sujet, il payait si cher pour obtenir des objets en relation avec le Wopeltinger venant du monde des alices. Et tout ça pour ça ? Un adolescent à l’air revêche ; même pas la bonne chimère ! S’il ravala sa frustration face au passeur, afin de continuer à recevoir les objets de ce dernier une fois par mois, il reporta toute sa colère sur sa chimère.
Il s'en était suivi une haine réciproque entre l'invoqueur et l'invoqué, mais un déséquilibre rendait la bataille inégale. Lui était noble, et Jackalope, lui n'était qu'une Nouveau’thé sans rien. Soit un rien, comme son maître lui répétait, encore et encore.
Il était devenu une sorte d’esclave. L'esclave le plus cher de la région, surtout compte tenu de ses compétences. Jackalope ne savait rien faire et prenait un malin plaisir à accomplir ses tâches le plus mal possible. Il crachait dans le thé, laissait brûler les repas, abîmait les tapisseries sous couvert d'avoir voulu les shampouiner. Il ne souriait jamais et, depuis que le maître avait tenté de l'étrangler à avoir imité une nouvelle fois sa voix, s'était enfermé dans un mutisme qu'il espérait agaçant car insoumis. Un peu hautain. Un peu narquois.
Son attitude n'était pas sans attirer les foudres du maître qui plus d'une fois, passait ses nerfs sur lui, frappant en espérant entendre des supplications. Il voulait tant un jour le dominer totalement ! Mais jamais Jackalope ne pleurait, ni ne pipait mot. Il savait que l'autre s'arrêterait toujours avant de le tuer. La somme cumulée avant de l’avoir retenait toujours le dernier coup. Le maître voulait rentabiliser son achat et le briser, avoir une chimère bien docile. C’était une question de fierté, désormais.
Alors, Jackalope n'avait qu'à… tenir tête. Rester silencieux. Agacer l'autre et lui donner envie de le briser sans y parvenir. Être une espèce de défis frustrant, tant qu'on se promet d'y arriver, quoi qu'il en coûte. C'était ça, son assurance vie. Pour un temps, au moins...
Pour aujourd’hui au moins. Douloureusement, après, Lope se lève, se tenant les côtes, le souffle court, et sans faire un bruit, va dans la cave qui lui sert de chambre partagée. Voûté, humide par ses murs en pierres brutes et avec la constante présence d’une légère odeur de moisissure, l'ameublement y est simple. Il y a un lit, miteux, quelques chaises dégradées par l’humidité qui témoignent que cette salle servait jadis de débarras et un coin où de la paille enroulée de tissus sert de lit. Un coffre avec quelques vêtements et quelques autres affaires attendent près d’une vasque et un piché.
‘’ Oh non, pauvre garçon, il t'a pas loupé ! ‘’
Lui c'est “Al”, un alice employé du maître. Un homme petit, blond et avec un faciès de souris expressif. Il est gentil avec Lope. Il saisit toujours délicatement le visage tuméfié de la chimère pour voir l'étendu des dégâts, puis désinfecter et soigner du mieux qu'il le peut, avec leurs maigres moyens. Parfois, ce n'est que passer un linge humide avec de l'eau savonneuse, mais il le fait toujours avec douceur.
‘’ Tu sais, si tu te montrais plus coopératif, je suis sûr que le maître serait plus doux avec toi. On a une chambre. On a des vêtements propres. Des repas.
Pour ça il suffirait… Que, je ne sais pas… tu sois un peu plus raisonnable ? ‘’
Lope ne pipe mot grognant juste quand Al le manipule pour les soins ; même doux, il fait mal. Ses grand yeux jaunes observent tout avant de se détourner, blessés et plein de colère.
Il est gentil Al. Il fait tout pour bien se faire voir du maître.
Et il ne dit pas tout. Lui, il sort, il voit le monde extérieur. Lui, il en sait plus que ce qu’il ne dit mais pour rester dans les bonnes grâces du maître, il répond d’un sourire aux questions de Lope. Bien sûr qu’il est désolé, le sourire. Mais est-ce important ?
Al participe, à sa façon, à rendre la vie de la chimère infernale.
Plus que le maître, peut-être que c'est lui que Lope déteste le plus. Al, lui déjà si misérable, il le regardait avec pitié. Lope se sent encore plus insignifiant, lamentable.
Alors, quand il en a marre, ne supportant plus le contact, la chimère se détourne, va dans le petit coin qui lui servait de lit et rabat une couverture sur sa tête, coupant net la conversation.
‘’ Hey, mais j'ai pas fini de nettoyer tes plaies ! ‘’
Sauvage, Lope ne répond pas, ne prend même pas la peine de s'agiter pour faire comprendre à l'autre qu'il a entendu et qu'il n'en a juste rien à foutre. Il ne veut rien avoir à faire avec lui. Avec eux.
Le maître. Al. Lope voulait les voir mort. Tous les deux. Il vit cet enfer à cause d'eux.
Et c'était affreux.
*
Une salle. Un bureau. Des moulures décorent les murs qu’un papier peint vient finir. Le parquet grince sous les pas de l’arrivant tandis que l’autre lui tend une petite bourse de cuir, encore assis derrière son bureau ouvragé. Le bureau du maître, son atmosphère étouffante. Lope le reconnaît. Il y a été une fois et il y avait des tableaux avant. Il les a frotté avec juste le produit qu’il fallait pour diluer la peinture et l’étaler salement. La correction avait été cuisante, mais la chimère ne regrettait rien. Depuis, c’est une salle interdite pour lui.
Le maître, à son bureau, agite encore la bourse de cuir où s’entrechoquent quelques joyaux tandis que Al hésite.
L’esprit de Jackalope est si embrouillé. Pourquoi le Maître et Al l’ignorent-ils alors qu’il n’a plus le droit d’être là ? Et d’ailleurs qu’est-ce que lui fait là ? Et comment est-il arrivé ici ? Il ne ressent rien, est-ce normal ?
La voix du maître s’élève, mettant en pause ces questions.
“C’est compris ? Tu lui apprends à nettoyer, à repasser, pourquoi pas faire la cuisine… Fais juste en sorte qu’il soit utile. Comme ça… ça me fera une sorte d’employé à moindre coût.
-Mais… mais même si c’est un nouveau’thé, n’a-t-il pas le droit de juste partir…?
-Wolpentinger est partie, je ne referais pas la même erreur. Lui ou elle, bloquons leur accès à l’extérieur, empêchons les de savoir, qu’ils grandissent dans l’ignorance ! Lui, ce sera un bon entraînement sur ma façon de posséder ma chimère… Alors, tu comprends bien ? Tu dois le surveiller, veiller à ce qu’il ne puisse jamais voir l’extérieur, qu’il n’entende jamais ce qu’il y a dehors ! Qu’il ne sache jamais que… que même lui, il a le droit de partir.
Et si un jour il le sait… Ma foi, il suffira de le tuer. C’est ma possession.
Maintenant, tu prends ta paye et sorts.”Une vive douleur le fait gémir et cligner des paupières. Son œil parcourt la salle, la salle qui a changé. C’est sa
chambre, Lope reconnaît l’absence de lumière, le lit inconfortable d’Al, sur lequel il est allongé sur le ventre. Il respire dans le coussin poussiéreux et gras.
“Je t’avais dit que ça allait piquer.” Commente la voix douce d’Al.
Le souffle court, Lope essaye de se souvenir. Quelle nouvelle bêtise a-t-il fait aujourd’hui ? Il a brûlé une des tenues du maître. Le maître l’a ensuite puni. Puni, très fort. Il semblerait que sa patience s'essouffle, note-t-il. Il l’a ensuite laissé. Al est arrivé, l’a emmené dans leur chambre. Al le soigne maintenant. En premier le dos, il lui a retiré la loque qui lui servait de chemise et a commencé à nettoyer les plaies. Il a mal, mais tout est logique. Il arrive à retracer le chemin de sa journée sans aucun souci.
Ce qu’il voyait avant, la scène du bureau… Il n’a rien pour le prouver, mais il le sait, comme une certitude.
Alors Lope se redresse, pour faire face à Al. Ce dernier proteste qu’il n’a pas finit, mais pour la première fois depuis longtemps, Lope parle, prenant la voix d’Al… reprenant même ces mots.
“Même si c’est un nouveau’thé… n’a-t-il pas le droit de partir ?”
Al se fige, arrêté d’un hoquet de surprise. Puis il s’affaisse. Son regard se fait morne. La lavette rouge tombe au sol.
“Oh, tu sais…”
Avec une lenteur lourde, l’alice se lève, progresse vers la porte et quitte la salle, sans que Lope n’arrive à dire un mot.
C’était un souvenir. Le souvenir d’Al. Il venait de voir son premier souvenir.
Lope s’allonge sur le ventre, tentant de décrypter les informations. Puis son air effronté tombe quelques instants et plane sur son visage une légère note de peur. Il avait toujours pensé qu'il avait du temps. Qu'il pourrait se venger, s'enfuir, qu'il pourrait encore tenir tête à ce salopard de maître longtemps. Le temps, il avait arrêté de le compter depuis longtemps déjà, les jours se suivaient, se ressemblaient ; ils perdaient de leurs sens.
Mais là, sur le sol, gisait cette lavette rouge sang qui indiquait que son temps touchait peut-être à sa fin. Que le dernier mur qui empêchait le maître de le tuer venait de tomber.
Et il en fut effrayé.
*
Ce serait sa dernière bravade, avant la fin. Ce serait même celle qui allait provoquer sa fin.
Pas de maître, pas de Al, le premier était partit à une réception qu’il ne pouvait pas annuler au dernier moment, quant au second… qu’importe. Ce dernier avait sans doute déjà tout raconté au maître ou le ferait dès la première occasion.
Le masque d’assurance de Lope est tombé, de lourdes larmes se frayent un chemin sur ses joues. Il a réfléchi : pouvait-il demander pardon ? Supplier pour sa vie ? Promettre de se taire en l’échange de sa liberté ? Sa fierté le lui refusait. Sa vie avait été si courte, si triste, sans intérêt. Tout juste une ombre dans l’histoire de quelqu’un d’autre. Et tout n’est qu’un mensonge. Il avait été trompé dès le début de sa vie et alors qu’il apprenait un bout de vérité, ça lui coûterait sans doute le reste. Il en devenait tellement fou de colère.
Alors, il ferait de son petit bout de vie misérable un éclat qui resterait dans la mémoire de ses bourreaux. Debout dans la pénombre, il observe chaque recoin, il les connaît par cœur pour les avoir lavé et dépoussiéré. Plusieurs fois. Et salit aussitôt, aussi ; on ne cultive pas une réputation de plus mauvais esclave du royaume sans effort et sacrifice. C’était sa prison dorée qui se transformait en vierge de fer dont l’étau était en train de se resserrer. Est-ce que c’est ici que le maître le viderait de son sang ? Ou dans le bureau ? Est-ce qu’il serait pendu, poussé dans la cheminé, empoisonné ? Affamé ? Il a envie de hurler sa détresse. Mais il ne peut utiliser que les voix du maître ou celle d’Al. Pas question de les utiliser pour exprimer sa détresse, bien à lui.
Il crève de peur.
Mais il s’est arrêté de pleurer, et s'autorise même un sourire quand du bout du doigts, il pousse un lourd vase qui se fracasse au sol.
Il attend.
Il ne se passe rien. Pas même un soupir dérangé par le bruit. Juste rien. Jackalope est seul.
Il ouvre la bouche, gonfle ses poumons et prenant la voix de son maître, il vocifère ‘’ bon sang, saloperie d'esclave ! Ce vase coûte une fortune ! ‘’ et Lope se répond d'un haussement d'épaule et d'un ricanement silencieux. Et de sa main libre, il pousse une statuette qu'il a dépoussiérée la journée même. Pour une fois, il avait bien fait les choses, c'est donc jouissif de la voir en petit bout immaculé sur le sol. Il donne un coup de pied dedans, éparpillant les miettes avec délice.
Jackalope avait réfléchi à comment échapper à son destin. Il avait pensé à brûler la maison. Il avait pensé à comment s'enfuir. À tuer le maître, à tuer Al. Mais, et c'était douloureux de se l'avouer, il se savait incapable de tuer qui que ce soit. Il avait réfléchi, espéré, mais tous les scénarios se finissaient mal. Il n'était rien ni personne ici, personne ne connaissait son existence.
En fin de compte, il s'est résolu à ne plus se battre contre demain, se résilier et faire avec ce qui allait lui arriver dessus. À ne plus réfléchir aux conséquences.
En brisant une série d'assiette, il se demande quelle tête ferait le maître en voyant sa maison en ruine. En fauchant les verres et les faisant se fracasser au sol, il l'imagine se contenir, tellement furieux, prêt à exploser. Lope arrache un tableau, le piétine de ses chaussures sales en imaginant le maître lui fondre dessus. Une nouvelle larme causée par la peur s’écrase au sol. Il balaye son oeil d’un revers de manche. Il attrape de la suie qu'il étale sur les tapisseries en voyant déjà Al les nettoyer, confus et suppliant auprès du maître.
Bien fait.
Sa dernière bravade. Après, sa vie sera finie, d'une façon ou d'une autre. Il en rit autant qu'il en pleure.
Il va dans le bureau. Satané bureau qui a scellé sa vie en échange de quelque pièces. Il la regarde un peu, fier de voir les tableaux absents et il se remet à l’oeuvre : il ouvre les tiroirs et les renverse. D’un coup de bras, il balaye le dessus du bureau. Un nouveau vase renversé s'éclate sur le sol, mais un bruit atypique arrête Lope dans son élan. Il allume une bougie, regarde le sol et cligne plusieurs fois les paupières pour être certain de ce qu'il voit.
Une clef. Une clef qu’il n’a jamais vue.
Lope s’en saisit délicatement, en caresse les contours du bout des doigts. Il y a une salle dans laquelle il n’a jamais mit les pieds. Une salle même interdite à Al. Se pourrait-il que ce soit la clef qui y mène ? Il se redresse, et en quelques enjambées sur le lourd tapis qui étouffe ses pas, va vers la porte fermée puis y glisse la clef et entend les engrenages qui s’agitent. La porte est ouverte. La chimère entre. Et le contenu de la salle le désole.
Car il y voit des statuettes de lapins cornus et ailés, des dessins, des écrits. Même un tableau. Une petite fenêtre ronde laisse passer la lumière de la nuit et donne à la petite pièce un air presque mystique. Cette salle, c’est un sanctuaire à Wopeltinger. Ou plutôt, à tous les essais ratés. La voix du passeur qui l’avait fait venir ici lui revient.
Ce putain de genre de miracle…Pourtant, ça c’était reproduit. Oui, il en est un miracle. Un petit, un nul, un décevant. Mais néanmoins un miracle de ce monde. Ce qui fait que dans cette pièce, il y en a deux, des miracles. Car à travers la fenêtre, Jackalope peut voir quelque chose de rare : l’absence de barreau ou de grillage. Pour une fois, il lui semble possible de fuir.
Il se sent capable d’avoir un lendemain. Il regarde un instant les petites chimères qui composent la salle, les trophés, les dessins.
Ne venez pas ici a-t-il envie de dire. Il a peur pour elles. Il a peur qu’elles rencontrent le même terrible destin que lui ; il est désolé, il se sent si impuissant. Ou peut-être que si, il pouvait faire quelque chose. Le regard brillant d’une sinistre détermination, il se sent soudainement bien capable de mettre le feu à cette maison. L'esclave le moins rentable de tout Wonderland, si cher à faire venir, si douloureux à dresser, qui coûtera même une maison.
Dans la pénombre, Jackalope a un sourire. Et il fut désolé.
*
Il a avancé, aussi loin que ses jambes ont pu le porter. Jackalope pensait que la première nécessité était de mettre le plus de distance entre lui et cette horrible demeure, qu'il espérait en cendre à l'heure actuelle. Mais avait-il vraiment réussi à le faire ? En marchant, il s’est rendu compte de son manque d'endurance, le plus grand trajet effectué n’étant que des aller-retours confinés dans une maison. Comme un oiseau qui n'avait appris qu'à voler en cage. Il avait découvert la pluie, la fraîcheur de la mâtiné et le vent.
Il constate aussi sa propre malnutrition, il se sent fatigué et faible, sa vision se troublant à de nombreuses reprises tandis que les vertiges se multiplient.
Il avait aussi rencontré la population de Wonderland et en était à présent effrayé. Les habitants le regardaient au mieux comme une bête, au pire comme un monstre, un ennemi. Il entendait les paroles dans son dos, le mot '' nouveau'thé'' n'avait jamais porté autant de mépris et de haine. Dans le regard des autres, il pouvait lire les envies de le voir mort. Même le maître n’avait jamais eu ce type de regard. Il entendit qu'une révolte avait eu lieu il y a peu et, alors qu'il ne savait même pas de quoi il était question, certains regards l'accusaient presque de la perte de l’ex quartier militaire. Dire qu'il ne savait même pas c’est qu’un militaire.
C'était complètement fou. Lope ne comprenait rien au monde présent.
Et puis est venue la faim, celle violente qui donne des nausées. Au début, les mains crispées sur le ventre, il a demandé un fruit, un morceau de pain, un reste… Sans joyaux, il avait proposé ses services, aurait accepté tout type de travail… mais la population lui répondait en lui riant au nez, lui crachait dessus quand elle ne la chassait pas avec violence. Il a alors poursuivi son chemin, espérant un jour tomber sur quelqu'un qui l'aiderait.
Mais aujourd’hui, ses jambes arrêtent de le soutenir et Jackalope tombe face contre terre. Ça le surprend, assez pour le réveiller de la torpeur dans laquelle il s'endormait. Il tente alors de se relever, mais n'arrive qu’à rouler un peu et se mettre sur le dos.
Qu'il est pitoyable alors, le petit Lope. Il espère que cette scène dérangera assez un habitant, qu'il provoquera assez de pitié pour gagner une bouché. Même un nouveau’thé ne serait pas laissé pour mort ici, pas vrai ? Par jeu, un enfant saute au-dessus de son bras tendu et glousse dans les jupons de sa mère en s’en allant.
Là, Jackalope comprend que c'est bien sa fin.
Ses lèvres sèches et sans voix murmurent '' à l'aide'' mais personne ne répond. Il repense alors aux paroles d'Al.''On a une chambre. On a des vêtements propres. Des repas. ''
Ah… Oui… Il n'a plus rien de ça dorénavant, il pouvait donc tomber bien plus bas encore ! Sa fuite n'avait donc été qu'un sursis. Lope laisse doucement tomber sa tête sur le côté et au fond de la ruelle… Il voit quelqu'un. Mais peu lui importe désormais..
En fermant les yeux, il a l’impression de sombrer dans une masse de coton désagréable et étouffante. Comme un mal être constant. C’était ça mourir ? Ah... il en fut soulagé.
*
Ce jour là, pourtant, Lope n’est pas mort. Il trouve même quelqu’un pour s’occuper de lui, lui apprendre la vie en Wonderland. Il apprend le vol à l'étalage, il apprend à survivre et user de ses charmes. Il connait une transformation à la Cendrillon, passe de loque à Lope tel qu’on le connaît aujourd’hui, doux et mignon, jouant de ses grands yeux jaunes pour attendrir, de ses talents de conteurs pour narrer des histoires aux passants détroussés en même temps. Il apprivoise sa capacité à lire les souvenirs et à les altérer.
Mais surtout, Lope s’attache. Il a quelqu’un qui lui fait dire qu’après tout, ce monde peut valoir la peine qu’on vive dedans.
Et puis, un jour, il joue à lire les souvenirs de son ancien maître, à les altérer pour le rendre malheureux. C’est sa vengeance à lui ; jusqu’au jour où
elle apparait, tel une un fantôme fantasmé et se met également à hanter ses propres songes. À trop visiter les souvenirs d’un autre, Lope développe cette même obsession que son maître : Wopeltinger. Dégouté de ce point commun, Jackalope coupe tout lien avec son maître, espérant bientôt retrouver sa liberté de penser. Ce n’est qu’un demi succès : si l’obsession s'atténue, mais perdure tout de même, devient douce envie et mélancolie.Une blessure de peut-être.
Jusqu’au moment où Lope se met à désirer la connaitre, la voir danser avec ses ailes de fée et comprendre enfin : est-ce qu’elle justifiait vraiment son existence pitoyable, à lui ? Pour la première fois, le Lapin cornu a une envie qui se transforme en but dans la vie, il souhaite avoir un lendemain pour mener sa mission à bien.
Alors, un jour, le cœur lourd, il annonce à son compagnon son envie de partir, de trouver l’autre chimère qui était la cause de tout, de lui, et encouragé, il quitte Wonderland.
Il traque Wopeltinger de souvenir en souvenir cherchant ses passages dans les mémoires des gens.
Et finalement, ça marche.
Plus d’une fois, plongé dans la solitude, Jackalope se demande si quitter le confort d’une vie de voleurs à la sauvette dans Wonderland en valait la peine. Et il en fut angoissé.
*
Ça en valait la peine.
Lope est épuisé et encore une fois, il n’a plus rien. Il a troqué son âme, sa dernière possession, à l’Ombre contre la tranquillité d’une vie dans ce nouveau royaume, Mêmeland, souhaitant alors très fort que ce serait ici que sa chasse prendrait fin. Il a perdu la possibilité de retourner un jour auprès de l'autre et de retourner dans cette période dorée, ce ‘comme avant’ qui se passait plutôt bien. Mais quand il la voit, là, à l'autre bout de la rue, il ne regrette rien. Il comprend maintenant l'obsession de son ancien maître, même s'il ne l'approuve pas. Il le déteste même un peu plus encore d'avoir voulu la posséder. De penser encore à elle et d'avoir imaginé pouvoir en faire venir une, pour son confort à lui, pour l’enfermer. Et pour faire quoi ?
Et puis, est-il con à ce point ? Même s'il arrive à avoir une Wopeltinger, rien n'assure qu'elle soit aussi merveilleuse qu'
elle !
Et maintenant ? Maintenant, Jackalope veut lui parler.
Il ne sait pas quoi lui dire.
‘’ salut, je suis un lointain cousin ! En quelque sorte. ‘’
‘’ salut, je t'ai cherché comme un stalker de base…’’
‘’ hey, ma jolie, tu savais qu'un vilain riche du royaume des fées souhaite te posséder pour… faire je sais pas trop quoi ? ‘’
‘’ salut, je suis toi, en un peu plus décevant. ‘’
Non, il ne sait pas. Ses gestes deviennent fébriles, impatients. Il ajuste son sac sur son épaule et se coince une oreille avec la sangle. Ça lui fait mal, avancer la tête de côté, mais ça ne l'arrête pas pour autant. Ça lui donne juste une démarche un peu plus stupide, pour quelques mètres. Les pas le séparant de Wopeltinger s'amenuisent et il ne sait toujours pas quoi dire.
Il ouvre la bouche, prend une inspiration et sent ses alvéoles se décoller les unes des autres. Son cœur bat vite. Ses yeux s'embrument et il voit flou.
Il a l'impression de renaître.
Et c'est merveilleux.