Épreuve 6 || Peek A Boo

Tu es cette belle chose qui vit dans ces murs.

17 avril

Tes yeux se ferment, doucement bercés par le mouvement du véhicule. Aujourd’hui, tu déménages dans ton premier appartement. Vivre seul. C’est un peu ce que tu as toujours voulu. Pouvoir profiter tranquillement de la vie. Tu as un travail de serveur et c’est suffisant pour le moment, dans ton petit appart pas cher. Le quartier est convenable, pas trop loin de ton boulot et il y a des boutiques près de chez toi. Quoi de mieux, quand on emménage quelque part ?

— “Koichi ?”

On t’appelle, tu y es. Ton père et ton frère t’aident à transporter tes cartons à l’appartement 204. Deuxième étage, quatrième appartement. Tu ne le sais pas encore. Tu as vingt ans cette année ; tu n’en aurais pas vingt-et-un. Tu savais qu’il y avait un dicton qui dit que les vivants ne font qu’emprunter les habitations aux morts ? Non, tu ne le sais pas ; tu ne sais rien.

Ta première nuit, elle se passe entre les cartons. Tu déposes néanmoins ta tasse près du lavabo, une tasse rouge à rayures blanches, à moins que ce soit l’inverse ? Ce n’est pas important. Tu y déposes ta brosse à dents et ton tube de dentifrice. Au-dessus de l’évier, il y a un miroir. Tu te vois. Des cheveux noirs, légèrement décoiffés, tes yeux bruns, derrière tes lunettes. Tu ressemble presque à un élève modèle, ça te fait sourire, t’es plutôt beau garçon après tout. Tu es toi. Devant le miroir, il y a une petite étagère. Tu pourras y déposer des petites décorations ou même une petite plante ! Tu es si excité à l’idée de vivre enfin seul ! Mais là, c’est l’heure d’aller se coucher.

18 avril

Le matin arrive rapidement, ton sommeil n’a pas été réparateur. Sans doute toute l’énergie dépensée hier. Le soleil est déjà bien levé. Il est quelle heure ? Mince… tu es en retard pour ton travail ! Tu tente de te dépêcher, tu fonces dans la salle de bain, te brosser les dents. Ta tasse est sur l’étagère… Non, ce n’est pas correct. Tu es sûr que tu l’avais laissé sur le lavabo ! Peut-être tu as oublié ? Ce n’est pas grave. Tu déplaces la tasse rouge et blanc là où tu le voulais et te brosses les dents. Sûrement la fatigue du déménagement.

27 avril

La fatigue est toujours présente. Tu dors de moins en moins. Tu restes éveillés de longues heures avant de sombrer et de te réveiller le lendemain. Tu n’as pas de souvenir de t’endormir, mais au moins, tu dors. Tu te lèves. Une odeur étrange envahit tes narines. D’où elle peut venir ? Bon, d’abord tes dents, puis on verra. Tu marches d’un pas épuisé jusqu’à la salle d’eau. Un bon bain te ferait du bien. Ton verre bleu est toujours posé sur l’étagère, comme tu l’as laissé à ton emménagement. Tu fais couler l’eau dans la baignoire, et te brosses les dents. Ton visage croise ton propre visage dans le reflet. Des cheveux blond clair, des yeux bleus.

Sauf que ce n’est pas toi. Tu sursaute, tu recules d’un pas, jetant ta brosse à dent au passage. Tu regardes à nouveau ton reflet. Cheveux noirs, yeux bruns. Tu touches ton visage pour être sûr. C’est toi. Tu es toujours toi. Tu respires un coup. Ok, ok, ok.

Tu coupes l’arrivée d’eau de la baignoire. L’eau est assez chaude comme ça, et on va éviter de déborder. Tu retournes dans ta chambre, prendre des vêtements. Toujours cette odeur, une étrange odeur d’humidité, de poussière, une odeur désagréable ; tu cherches d’où elle vient mais tu ne trouves pas. Tu commences à déplacer les meubles, mais presque aussitôt, l’odeur disparaît. Peut-être faut-il simplement aérer la pièce ? Tu ouvres la fenêtre, et tu vas dans ton beau. Il ne faudrait pas que l’eau refroidisse.

18 mai

Une fois encore, tu ne te souviens pas de t’être endormi. Tu es réveillé par une sonnerie, au cœur de la nuit. Ton téléphone, on t’appelle. C’est ton patron.

— “ llo ?” tu réponds, une voix enrouée par le sommeil.

Il te demande des explications, pourquoi est-ce que ça fait un mois que tu ne viens pas au travail ? Comment ça ? Tu y es allé hier ! Tu as travaillé !

— “Mais j’étais là hier ! Je viens tous les jours !”
— “C’est parce que tu te laisses pourrir.”
— “Quoi ?”

Un bruit te fait sursauter. Tu relèves la tête, et le voilà ; le Reflet te regarde. Tu le vois nettement, malgré le manque de lumière. Il est là, tu le regardes, tu l’observe paralysé. Et en échange, il te voit également. Tu entends la voix dans le combiné qui continue de parler :

— “Tu te laisses pourrir.” Sa voix semble plus étrange, comme lointaine, et plus grave.
— “Arrêtes, tu-” Tu n’as pas le temps de finir. Tu as regardé ailleurs le Reflet est devant toi. Son visage semble surréel. Comme d’un autre monde, flou.
— “ARRÊTE DE POURRIR.” crie la voix, qui ne ressemble plus à celle que tu connais.

Tu jettes ton téléphone sur le Reflet, mais il n’est plus là. Il n’y a plus rien.

Que le soleil qui se lève, une étrange odeur et tes larmes qui coule de ton visage.

18 mai, jour

Tu as passé la journée dans ta chambre. Tu as entendu des bruits à l’extérieur de la pièce, tu n’oses pas te lever. L’odeur est plus forte. Une horrible odeur. Tu veux savoir d’où elle vient. Tu déplaces tes meubles, tu ouvres la fenêtre pour pouvoir respirer. Mon dieu, cette odeur est insoutenable. Elle ressemble à une odeur de chair, celle qui pourrie.
Tu déplaces enfin le lit. Derrière, il y a une marque noire, qui longe le mur. Comme de la moisissure.

Tu avales ta salive. Tu dois sortir, retirer ça. Tu dois aussi aller travailler… Tu n’en es pas motivé. Mais cette moisissure doit disparaître.

07 juillet

Tu ne remarques plus l’odeur. La moisissure monte haut, elle est au-dessus du lit maintenant. Tu as l’impression que l’appartement risque de s’effondrer à tout instant, mais ce n’est pas le cas. Ta porte s’ouvre, tu entends des bruits de pas, mais tu ne vois rien. Le Reflet. C’est lui. Il n’apparaît que brièvement. Tu renifles, essayant de ravaler tes larmes.

— “Laisse-moi tranquille”, tu murmures, effrayé.

Mais les bruits ne s’arrêtent pas. Ils persistent. Tu as l’impression d’entendre plusieurs voix, comme un écho distant. Tu caches ton visage dans tes genoux. Tu pries pour que ça s’arrête. Tu as l’impression de devenir fou.

Mais les bruits durent.

19 octobre

Tu as réussi à te glisser jusqu’à la salle de bain. Tu as l’air bien pathétique ; ton visage décharné, pâle, fatigué. Tu perçois le Reflet, il est là, derrière toi. Tu le vois.

— “Tu ne me quitteras pas, n’est-ce pas ?” dis-tu avec certitude,
— “Pourquoi restes-tu ici ?”

Tu continues à fixer le miroir, enfin, il te répond. Enfin il te parle. Il te hante depuis si longtemps, Tu as l’impression que d’une certaine façon, il vit avec toi. Qu’il fait parti de toi.

— “Qu’est-ce que tu-”

Tu n’as pas le temps de finir ta phrase, il a disparu. Et te revoilà seul.

Toujours seul.

31 octobre

Tu ne dors plus, ça fait un moment. Tu entends parfois un bruit. Tu as l’impression qu’il fait nuit en permanence. Le monde devient flou, lointain. La moisissure a envahi ta chambre. Tu observes la pièce depuis ton lit. Ce n’est pas normal.

Le Reflet est devenu compagnie pour toi, qui ne sort plus. Tu n’y arrives plus.

Tu as l’impression d’être seul. Et enfin, le bruit providentiel. Il est là, ta seule compagnie. Tu te lèves, tu vas à sa rencontre. Le désespoir, mais il n’y a plus un bruit. Tu retourne vers ton lit.

Et tu y es déjà, tu vois ton corps, immobile. Ton corps qui, à une vitesse, se décompose. Cette odeur si familière ; tu es cette pourriture qui te hantait.

Un jour, lointain

Tu es mort. Depuis combien de temps ? Tu l’ignores. Tu es simplement mort. Mais depuis ce moment, tout semble s’être éclairé.

Des valises hantent le couloir, près de l’entrée. Le Reflet s’en va. Tu sais que tu seras de nouveau seul.

— “Ne pars pas…” Tentes-tu de dire, mais ta voix s’efface déjà.

Et te voilà à oublier, condamné à revivre ces instants, encore et encore, car après tout,

Tu es cette belle chose qui vit dans ces murs.