La Corriveau | A quiet power

Tendez l’oreille. Écoutez la Corriveau. Ses lamentations à travers la nuit. Les pleurs d’une femme brisée. Lacérée. Par les mensonges. Les trahisons. Sacrifiée pour le plaisir populaire. Entendez ses sanglots. Qu’ils percent vos coeurs. Qu’ils vous détruisent un à un…

Elle était née sous le joug du Roi Noir.  Sortie des limbes sans être attendue. Elle n’a jamais su. D’où elle venait. Si elle avait déjà vécu.. Dépourvue d’enfance, elle s’inventait des souvenirs. Imaginait la craie traçant la marelle. Chantonnait une berceuse qu’elle n’avait jamais entendue.

Elle était apparue pour servir son roi.  En pleine guerre. En plein tourment. On l’espérait. Passeuse l’appelait-on. Un don. Un miracle. Murmurait-on. Un prodige onéreux.  Sous son regard, son âme dérobée. Dévorée. Elle était sienne. Possédée par son souverain.

Pour sa peine, on la couvrit d’honneur. De louanges.On lui offrit richesses. Noblesse.  Elle n’en avait que faire. La Corriveau vivait de ses rêves. À ses Alices, elle peignait une toile idyllique.  À la hauteur de leurs fantasmes. Elle chassait leurs peurs. Les guidaient doucement vers les Otherlands. Transformait leurs réticences en envie.  Et ils la suivaient tous. Vers une terre loin de ce qu’elle leur avait promis. Car jamais la Corriveau n’avait trouvé réponse à ses espérances. D’une vie simple. Banale.

Elle ne pouvait échapper aux regards de la cour du Roi. Sans cesse épiée. Suivie. On se nourrissait des erreurs des uns et des autres. Alimentait les rumeurs pour amuser la galerie.  Mariée à un paysan, on fit d’elle la risée parmi les siens. Elle se fit indifférente. S’alimentant de son amour pour lui. Elle ignorait les insultes. Les mensonges. Espérant qu’un jour, tout cesse.

Jamais ça ne s’arrêta. On avait trouvé d'autres intérêts. D’autres histoires à colporter. À disséquer. Mais jamais on  ne s’était lassé des souffrances de la Corriveau. De son union sans descendance. De la maladie de son mari. De l’accident qui l’emporta. Meurtrie. Endeuillée. Elle avait abandonné ses rêves. Elle voulait tant qu’ils se taisent. Ne plus les entendre sur son passage.

Un nouvel anneau à son doigt. Et le silence fut. Remariée trop rapidement. À un noble cette fois. Un bon parti affirmait-on. Avec lui à ses côtés, personne n’oserait parler. Critiquer. Railler. Elle serait épouse intouchable. Son influence était trop grande. Ses mots pures vérités. Il déclarait leur perfection et on le croyait. Le couple idéal. Éternel. Mais la parure est accessoire.

Entre ses vers nichait la déchéance. Il bâtissait cette fausse liberté. Cette illusion. Entre ses mots trop doux, il glissait des reproches. Des critiques. Qui brûlaient. Blessaient. Qui lui donnaient l’impression d’être en faute. N’avait-il pas été clément? N’était-il pas parfait? Il ne pouvait lui faire de mal. Si elle le laissait s’approcher. Si elle le laissait briser ses barrières. S’infiltrer dans sa vulnérabilité. La prendre à la gorge. L'asphyxier lentement. Elle le méritait.

Des années d’imposture. À ne jamais rien laisser paraître. À se masquer d’un bonheur factice. Car il la sauvait. Du regard des autres. Des mesquineries populaires. Sa miséricorde avait un prix.  C’est le souffle court qu’elle a repris ses droits. Quand la main s’était abattue pour la première fois. Que le blanc de sa peau s’était couvert de bleu. Caché. Invisible aux yeux des autres. Elle a troqué sa vie contre la sienne. Glissé un poison dans sa boisson du soir.

Une faute immédiatement reprochée. Racontée de bouche à oreille. Exagérée au travers des rumeurs. On lui prêtait des actes qui n’étaient pas les siens. L’accusait de crimes jamais commis. On a fait d’elle un divertissement populaire. On a érigé une scène pour son plaidoyer. On voulait l’entendre supplier. Implorer.  On a récité une histoire qui n’était pas la sienne. Celle d’une meurtrière déchaînée. Enragée. Tuant son premier mari. Son second. Tuant des époux qui n’avaient jamais existés. Elle a crié. Pleuré. Scandé sa vérité. On restait sourd à ses lamentations.

Du banc des juges, le Roi Noir a déclaré sa sentence. Condamnée. Pour cinq vies dérobées. Il était doux notre bon roi. Bienveillant. La Corriveau était une passeuse. Nécessaire au bien du royaume. Il lui évita la peine de mort. 3 jours dans une cage de fer. 3 jours pour chacune de ses victimes. Et pour ses mensonges. Ses calomnies. Sa langue tranchée.

Elle a souffert la Corriveau. Brisée. Par la cruauté des siens. Par leurs désirs. De sang. De la voir souffrir. Son corps exposé. Mutilé. Son âme humiliée. Son cœur détruit. Réduite au silence. Condamnée à ne plus jamais être entendue. À se soumettre à la vérité d’autrui.

Son âme en otage, elle ne pouvait faire autrement. Que de vivre parmi ses tyrans. Des siècles de servitude. À ramener des alices esseulées. Des hommes qu’elle se refusait à manipuler. Dérobant leurs vies plutôt que de leur servir ses mensonges. Elle leur présentait une partie de sa vérité. Des douleurs qui les attendait dans leur nouveau monde.

Son dernier maître disparu, la Corriveau ne savait plus que faire. À qui se rattacher? Un autre tyran? Elle s’est enfoncée dans les limbes dont elle était venue. Dépourvue d’ambition. On érigea des légendes à son sujet. Des contes à effrayer les enfants. Prétendant qu’elle errait toujours dans les Lostlands. Que la nuit, on entend parfois ses cris déchirant la pénombre.  

Et voilà qu’un autre Roi Noir s’élève. Un roi qu’elle a connu. Tendre avec elle. Un roi pur et bon, dit-on. Mais la Corriveau est blasée. Des rois, elle en a vus. Tous prétendus mieux que le précédant. Jamais n’ont-ils répondu aux espérances. Ils ne pouvaient réparer les péchés de leurs prédécesseurs. Alors la Corriveau prend la route de ce royaume inconnu. Nouveau. Pourtant comme tous les autres.