La journée est d’une lenteur. D’une lenteur d’Havent’ur, alors même que la saison n’a pas commencé, d’une lenteur de fin du monde, infiniment lente, et c’est moins parce qu’il n’y a rien à accomplir de particulier que par ce qui l’attend ce soir, ce qu’elle s’est promis de faire, ce qu’elle ne sait pas vraiment de quelle manière. L’idée papillonne dans un recoin de son crâne depuis le début de la semaine, sa propre promesse retournée contre elle, perturbante, à laquelle elle ne peut se dérober — ne souhaite se dérober. Il ne s’agit pourtant pas d’un ordre, non plus d’une invitation délivrée par quiconque, non, personne ne la commande, ce qui explique peut-être qu’elle n’y ait mis aucune priorité parmi ses nombreuses tâches. Et cependant la pensée persiste, encore et encore, inassouvie. Elle persiste à l’intérieur de sa cervelle telle une phalène brumeuse, tantôt invisible en arrière-plan, tantôt s’affolant silencieuse à la faveur d’une fulgurance ; un mot inopiné, une senteur iodée, une lueur. Il suffit d’un rien. Au début, Gévaudan songeait que ce rien disparaîtrait, que d’ici un jour ou deux elle n’y ferait plus attention. Un jour ou deux plus tard, il n’en est rien — toujours —, ce rien qui traîne là dans un pli de son manteau quand elle le referme avant de sortir de la caserne, qui se faufile derrière son oreille avec la mèche qu’elle y rabat, qui se cache dans le reflet bleuté d’une étoile, elle ne peut l’oublier. Ne souhaite l’oublier. Sentiment plus familier qu’il n’y paraît, quoiqu’elle ne l’ait que rarement expérimenté pour ce genre de futilité : l’expectative. Elle attend, Gévaudan, guette l’opportunité la plus propice tout en s’efforçant de la repousser à l’instar d’un caprice qui n’aurait pas lieu d’être dans sa vie. Y céder trop vite serait dangereux, ni pour elle ni pour l’autre, mais pour l’équilibre qui préexiste entre elles deux. C’est un fait. Car toute rencontre qui se répète ajoute du désordre là où il n’y avait qu’un vide stable et intangible, des petits bris de chaos dans une absence ordonnée. Quelles seront les conséquences de cet écart ? Pourra-t-elle en restreindre les répercussions sur sa propre trajectoire ou s’épargner d’inopportunes représailles ? Être Valet nécessite une machinerie trop bien huilée pour qu’un fragment d’écaille vienne tout gâcher. Même quand cette écaille scintille plus joliment qu’un soleil de minuit.
La journée est d’une lenteur, toutefois elle s’achève et avec elle les derniers prétextes que la Pique put se dégoter pour ne pas y aller. De toute façon, l’ennui n’a fait qu’attiser le bien-fondé de sa décision depuis le milieu de la matinée, aussi accueille-t-elle le glas de la fin de service avec un soulagement teinté d’impatience avant de se hâter doucement vers ses quartiers. Esquivant toute tentative de la retenir pour quelque motif de beuverie ou de remplacement opportuniste, elle rejoint la petite pièce qui lui sert de logement sur le Mont Olympe, sorte de niche austère où elle a entreposé le maigre de ses affaires, puis s’y change en vue de son escapade. Pas qu’elle possède beaucoup de vêtements adaptés à ce type de sortie badine. En effet, entre ses tenues militaires et celle d’apparat qu’elle ne revêt qu’en cas d’entrevue avec ses Majestés, elle n’a guère l’embarras du choix — lui reprochera-t-on d’avoir voulu mélanger les deux afin de briser la rigidité des unes ou le faste de l’autre ? Ah, elle a horreur de ses propres tergiversations. Par chance, l’officier Hildegarde traverse le couloir au même instant : une Carreau à peine plus âgée, connue pour l’élégance de son habillement qu’elle doit à la fortune de son propre père, maître tailleur pour les gardes royaux. Si quelqu’un aurait un costume à dépanner, il s’agit bien d’elle. Quelques minauderies plus tard, Gévaudan quitte l’aile des dortoirs féminins d’un pas leste. Ses hautes bottes à lacets serrent l’étroit pantalon couleur perle qu’elle a ceinturé par trois fois, son gilet corseté l’étouffe délicatement jusque sous la poitrine, elle-même couverte d’une chemise blanche boutonnée sur le cou, tandis qu’elle a troqué son loyal manteau contre une longue veste fendue aux reins qui se soulève au rythme de ses foulées. Hildegarde a beau n’avoir posé aucune question, Gévaudan sent encore son œillade mutine peser sur ses épaules lorsqu’elle descend sous le sombre de lune le Mont en direction de Santa’s Village.
Les chants de Noël échoent dans l’air noir alors qu’elle entre dans le quartier lumineux. Partout, les enseignes rivalisent d’exubérances pour se démarquer, profitant de cette nuit saisonnière pour flamber la facture d’électricité et attirer les chalands. Sur son trajet, Gévaudan passe devant la devanture du Have Faith où son œil cherche par réflexe une silhouette connue — sans succès et sans déception, elle poursuit. S’arrête plusieurs mètres plus loin devant une boutique de spiritueux, hésite, se tâte, cherche au fond de ses poches pour y dénicher un monticule de saphirs roses sur lesquelles le caviste lorgne avec délectation. Peu convaincue par ses arguments sur le Moonka de première qualité, peut-être un brin trop osé pour une simple visite de courtoisie, Gévaudan opte finalement pour un flacon de Délice d’Opale qu’il enrubanne d’un nœud à paillettes avec force compliments sur le cépage de cette année. La Pique ne répond rien. Surtout quand elle se rappelle avoir assassiné son concurrent direct il y a moins d’une décennie parce qu’il commerçait illégalement avec des industriels de Memeland. Il n’a pas besoin de savoir que si ses affaires florissent autant, c’est aussi grâce à ce genre de coups de pouce sous le manteau. Le paquet cadeau à bout de doigts, la Bête repart.
Dire qu’il y a moins d’une semaine, elle se trouvait là, non loin du Magasin des Suicides, loin de s’imaginer en revanche qu’elle reviendrait dans le quartier aussi vite et chargée d’une bouteille qui plus est. Quel nom porte donc ce fragment de chaos ? Oh. Le voici inscrit sur la boîte aux lettres, juste en face de cet immeuble mignonnet dans lequel elle s’engouffre sans un bruit, grimpe la première volée de marches puis s’arrête sur le palier, vérifie une nouvelle fois le patronyme inscrit sur la porte, souligné de la profession — psychologue, quel étrange métier —, lève le bras vers la sonnette. Ignore quoi dire pour justifier sa présence. Pour expliquer ce désordre naissant.
Oh, to touch the mighty sea in your hair and drink its stars from your eyes
Pourquoi peinais-tu tant à rester concentrée lors de tes consultations, petite Selkie ? Tu buvais les paroles de tes patients, te surprenant à rêvasser de temps à autre. Ce n’était pas très professionnel tout ça… Pas professionnel du tout. Heureusement, personne ne semblait avoir remarqué ton attitude perturbée - ou tout du moins, personne ne t’en avait tenu rigueur.
Tu te tapotais les joues, les faisant rebondir contre tes paumes. Il fallait vraiment que tu te ressaisisse et vite. Les derniers évènements qui t’avait chamboulé la semaine dernière continuaient de te perturber. Peut-être devrais-tu prendre quelques jours de congés pour faire le tri dans ton esprit ? Lorsque tu fermais les yeux, tu ne cessais de te rappeler une ombre terrifiante et bestiale, mais aussi la douceur de ta sauveuse ce jour-là.
Tu secouais la tête en gonflant les joues. Tu rêvassais beaucoup trop aujourd’hui. A la fenêtre grande ouverte, comme d’habitude pour des mesures de sécurité évidente liées à ton flux de larmes habituel, tu vins t’accouder tenant toujours ton visage entre tes mains. Un peu d’air frais nocturne ne te ferait pas de mal.
Tu laissas la brise du soir balayé ton visage et tes quelques mèches. Tu soupiras longuement, laissant l’air s’échapper de tes joues, avant de finalement t’affaler sur ce pauvre bord de fenêtre. Tes pupilles turquoises s’égarèrent dans la rue qui te faisait face. Le magasin des suicides. Le Have Faith un peu plus loin. Les lampadaires. Les chapeaux des passants… Une chevelure blanche…
… qui entrait dans ton bâtiment.
Tu fis les grands yeux, inspirant longuement sans t’en rendre compte. Est-ce que c’était elle ? Elle avait promis de revenir voir si tu te portais bien. Promesse , mais promesse tenue.
Autant dire que la surprise de sa visite te maintint en apnée jusqu’à ce que tu n’ouvres la porte d’entrée de ton cabinet dans la précipitation. Tu en étais presque rouge, à te retenir de respirer comme une idiote.
La porte s’ouvrit soudainement, empêchant la dame présente sur ton palier de toquer. Des larmes perlaient déjà au coin de tes yeux sous le coup de l’émotion. Respire, Selkie. Respire…
- V-V-V-Vous êtes venues !!
Tu serais presque tombée dans les pommes, si tu n’avais pas aperçu la petite bouteille pendant au bras de la blanche élégamment vêtue. Elle n’était pas venue les mains vides. Oulalala.
- Mais, mais, mais, mais, mais,..... Aaaaaaah.
Tu tapotais frénétiquement les joues pour te ressaisir. Tes joues ne pouvaient pas être plus rouge de joie, d’embarras et de tapages continus. Tu essuyais une larme au coin de l’oeil, vainement, car une nouvelle venait tout juste de réapparaître.
- Bonsoir Mademoiselle ! Je… Je ne m’attendais pas à recevoir votre visite ce soir. N-Ne prenez pas froid, je vous en prie, entrez et installez-vous !
Tu tendis les deux bras pour la débarrasser de son manteau. Il serait malvenu de faire patienter ton invitée inattendue dans le couloir… D’autant plus celle qui t’avait sauvé d’un méchant garçon et d’une bête terrifiante.
Tu te sentais à la fois nerveuse et heureuse. Peut-être encore un peu surexcitée par cette arrivée soudaine. Toujours autant de mal à canaliser tes émotions.
- Oh, c’est très gentil à vous d’être venue me voir. Il ne fallait pas vous donner cette peine. Merci beaucoup. Sans compter que vous venez de si loin, aaaah… En plus avec une jolie bouteille. Est-ce que je dois sortir des verres ? Merci infiniment, aaaaaah… Comment puis-je vous remercier. Je n’ai rien fait pour vous, aaaaaah…
Tu tournais soudainement en rond. Une fois. Deux fois. Puis tu te stoppas net, ton poing claquant dans la paume de ton autre main, tel un eureka.
- Je sais comment vous remercier ! Vous devez mourir de faim ! Je vous offre le meilleur restaurant de Santa Village !
Puis tu te rendais soudainement compte que tu monopolisais inconsciemment la conversation depuis tout à l’heure. Tu baissas les yeux vers le sol, te tapotant le bout des doigts nerveusement.
- Enfin… Si vous voulez bien… , chuchotais-tu incertaine. Et si vous avez un peu de temps devant vous… J’aimerais vraiment pouvoir vous rendre service… Oulala, il faut que j’aille me changer aussi…
Le battant s’ouvrit à la volée avant même que la Bête n’eut le loisir d’y frapper. Elle ne s’était pourtant pas annoncée ni ne s’imaginait que ses pas dans l’escalier eussent été si ostentatoires, mais il fallait croire qu’elle avait été attendue d’une façon ou d’une autre, guettée presque, à découvrir la silhouette cousue d’impatience et d’émotion qui venait de bondir dans l’embrasure. Gévaudan ne pensa guère à se reculer — demeura sur le seuil, main suspendue comme à l’extrémité d’un fil —, expérimentant la stupeur mêlée de ravissement que certains auteurs cristallisent en un oh souvent plus éloquent qu’un millier de discours. De discours, elle n’avait pas préparé, par ailleurs, tout au plus quelques menus propos bien peu convenants, trop basiques pour la satisfaire vraiment, quoiqu’elle s’en serait contentée à défaut d’autre chose. Cependant, elle n’eut pas besoin de réfléchir tout de suite à ses premiers mots puisque la demoiselle en face s’empressa de se les accaparer avec un tumulte délicat, ses paroles semblables aux passereaux d’une volière qu’affole un léger souffle de vent. Si la Bête en approchait ses phalanges, oseraient-ils s’y percher ? Gévaudan esquisse un demi-sourire face aux joues maltraitées de son interlocutrice. Lui a-t-on déjà fait remarquer, à cette psychologue, que tout en elle ressemble à une friandise ? De son visage en guimauve qu’un coulis de fruits rouges empourpre tendrement, à son infinie chevelure de réglisse jusqu’aux courbes de sucre candy qui tracent ses hanches et ses mollets, avec sa voix nougatine et ses iris comme deux berlingots lavande que mouillent de fins cristaux de sel, ah, pire qu’une nuit neigeuse de Choc’holà. Et quand elle efface une larme qui s’étale en opale à la surface de sa peau, c’est une incitation à y poser les lèvres que la Pique se garde bien d’appliquer.
« Bonsoir Damoiselle, répond-elle à son invite, je vous remercie, c’est très aimable de votre part. » C’est qu’elle n’est pas encore suffisamment sienne pour s’autoriser l’addition d’un possessif à la civilité, encore que son usage par la Sirène est loin de se faire déplaisant à l’oreille. Qu’elle s’installe, en revanche, dans ce bureau adapté aux venues de patients, sonne étrange — comme si elle risquait de se transformer en sujet d’études si jamais elle daignait s’asseoir dans cette chaise. Un sourcil rehaussé avise le siège avant que son regard n’embrasse la pièce entière, en enregistre les spécificités, les deux uniques issues de secours, la configuration des meubles. Ce qu’elle n’avait pas eu l’occasion de faire correctement la semaine dernière, alors qu’elle avait ramené l’infortunée naïade devant sa porte, interrompue par l’arrivée des voisins qui l’avaient prise en charge suite à son malaise. Gévaudan ne s’était appesantie face aux intervenants, et la culpabilité d’avoir provoqué l’évanouissement de la jeune femme l’avait contrainte à filer sitôt qu’elle fut réveillée. Le souci avec lequel elle s’adresse à son invitée ce soir, ignorant que la Bête et l’Héroïne ne font qu’un, appuie dès lors sur son sternum en un point de gêne. Ce n’est pas elle qui devrait s’inquiéter avec tant de douceur. Ce n’est pas à elle de veiller au confort d’une autre. Le sien est par trop plus important, en ces jours post-traumatiques. Retirant son manteau après avoir posé la bouteille sur le bureau sur le rebord duquel elle cale ses fesses, la Pique attend que la Sirène lui abandonne un instant pour répliquer, ce qu’elle commence à faire avec pour intention de la rassurer sur son début d’anxiété : « Vous ne me devez rien, voyons. Je venais simplement m’enquérir de votre condition et m’assurer que vous... » mais la fin de la phrase se perd dans le tourbillon esquissé sous ses yeux — petite carpe dans son bocal de pensées, à tourner en rond jusqu’à trouver l’idée miracle. Et quelle idée ! Gévaudan ne s’y attendait guère, ce qui se traduit dans son bref battement de paupières. Doit-elle donc remettre son manteau tout de suite ou l’accrocher derrière la porte ? S’installer ou se préparer à partir ? Le meilleur restaurant de Santa’s Village, celui au coin de la troisième rue, avec son sol en aquarium et ses nappes de soie ? Un dîner là-bas vaut plusieurs mois de salaire pour un ouvrier de l’Underland, c’est-à-dire une broutille pour n’importe quel noble, mais tout le gotha des Tours et des Fous s’y retrouve volontiers, quel que soit le mobile. Combien de fois la Pique en a-t-elle emprunté les corridors d’arrière-salle pour obtenir les derniers ragots échappés sur l’adultère d’untelle, le pot-de-vin d’untel, les histoires de succession sous le tapis qui justifiaient qu’on l’envoie ensuite faire le ménage chez Monsieur le boutiquier en vogue ou Madame l’héritière illégitime durant la période d’entre-deux-guerres ? Autant avouer tout de suite qu’elle n’a pas l’ambition de mélanger travail et loisir. Et que si cette opportunité se veut la première et la dernière, il est hors de question qu’elle soit gâchée par quiconque la reconnaîtrait là-bas.
La Sirène s’est éteinte, confuse, tandis que la Bête la toise d’un regard doux. Qu’elle appelle cela « rendre service » est loin, si loin de la réalité, quand son vis-à-vis payerait cher pour connaître le fond de ses pensées, celles qui scintillent dans le lit du ruisseau pareilles à une myriade de joyaux polis. Même si, à cet instant, elle remercie surtout son emploi du temps de lui avoir libéré sa soirée, et Hildegarde de l’avoir suffisamment apprêtée dans cette perspective pour qu’elle n’ait pas le sentiment de sortir d’un vestiaire de caserne. « Hm, plutôt que le meilleur, que diriez-vous d’aller à votre favori ? Votre meilleur. Faites-le-moi découvrir, que je sache où vous rendre la pareille. » Pourquoi ce sourire ne veut-il pas quitter sa figure ? Elle le sent persister sur sa lippe, ni joyeux ni acide, d’une légèreté toute rêveuse, sans masque ni sous-entendu, juste tracé là d’un crayon fin, et il suffirait que la proie s’approche pour qu’il laisse soupirer le secret de ses dents. Non. Pas de proie ce soir. Rien de tel. Juste un dîner. Un calme et ordinaire et désintéressé dîner — oui, de quoi maintenir le chaos dehors, cacher le désordre sous la table. « Allez donc vous changer, je vous attends. Nous aurons l’occasion de déboucher cette bouteille plus tard, si elle vous tente. » Peut-être s’avance-t-elle un brin en suggérant cela, néanmoins la promesse de revenir ici afin de prolonger le repas n’est pas pour l’ennuyer, au contraire. Toutefois, afin d’anticiper la moindre frayeur chez la psychologue, elle ajoute, avec un hochement de tête rassurant : « Prenez votre temps ; je ne bouge pas d’ici. » Ou presque pas, du moins.
Oh, to touch the mighty sea in your hair and drink its stars from your eyes
Toujours aussi nerveuse et embarrassée par ta maladresse, tu levais furtivement les yeux vers ton interlocutrice avant de scruter à nouveau le plancher. Tu répétas ce geste d’enfant curieuse une fois. Deux fois. Quand soudain, ton visage s’illumina après la réponse favorable de la blanche. Tu étais si contente de rendre service à ton tour que tu en oubliais presque de respirer. Encore une fois.
Tu souriais jusqu’aux oreilles, malgré tes yeux mousseux que tu essuyais à répétition, du coin de ta manche cette fois. Il serait bien dommage de faire pleurer madame.
- Oula… Pardonnez-moi cet excès d’émotion. Selkie est vraiment heureuse de pouvoir vous inviter… Je pensais au restaurant chic de Santa Village, mais….
Mais ce n’était pas ton préféré.
C’était une adresse sûre, d’après des voisins ou des connaissances. Un restaurant magnifique, discret, chichement décoré, aux plats gourmands et à l’addition salée. Pour ainsi dire, tu n’y avais mis les pieds qu'une seule fois dans ta vie… Normalement. Tu doutais de la véracité de ce souvenir, tiens. Avec qui était-ce ?...
- Selkie aime beaucoup le Christmâche… Si cette adresse vous convient ? Ils proposent une carte colorée avec plein de bons légumes et les desserts sont si délicieux...
Rien que d’y penser, tu en bavais presque. Mais un peu de tenue ! Tu aurais tout le loisir de te laisser aller lorsque tu seras seule dans tes appartements. D’ailleurs en parlant de tenue…
- Si vous avez besoin de vous débarrasser de quelques affaires, vous pouvez les poser sur le bureau. Le cabinet sera fermé à clef pendant notre absence et… boire un petit verre en votre compagnie après le repas est très tentant… Et euh… ENFIN BON. Je reviens tout de suite !
Tu fis une rapide révérence devant ton hôte avant de t’éclipser vers une salle voisine à ton bureau, oubliant bêtement de ranger les documents éparpillés sur ton sous-main.
Bien qu’il s’agisse d’un cabinet, les locaux que tu occupais comptaient aussi tes appartements dans leur mètres carrés. Rien d'extravagant, un petit salon que l’on pourrait confondre en boudoir, une chambre ainsi qu’une grande salle de bain.
Et ce fut dans cette dernière pièce que tu te précipitas.
Pour ne pas changer, tu tapotais tes joues rondes pour te ressaisir. Une petite voix dans un coin de ta tête te susurrait que ta proposition ressemblait un peu trop à un rencard. Et cette simple idée empourprait ton visage. Pourquoi tu te faisais des idées tout à coup ? Ce n’était qu’un simple remerciement et tu ne pouvais guère proposer mieux sans connaître les goûts et les préférences de ta sauveuse. Rien de plus.
Mais tu n’étais pas aveugle. Tu avais bien vu que son regard était… particulier…
Coupant court à la moindre pensée invasive, tu rafraîchis ton visage en l’éclaboussant d’eau. Pas une bonne idée. Tu allais devoir refaire ton maquillage. Ah la la…
Tu revins dix minutes plus tard dans ton bureau, vêtue d’une longue robe bleue marine dont les pans se dessinaient en vagues textiles. Des parures en forme de coraux embellissaient le haut de ta tenue et se retrouvaient dans divers accessoires comme ton collier ou tes bracelets. Tu gardais fidèlement tes boucles d’oreilles et ton bijoux de cheville turquoises. Une doudoune noire ainsi qu’un chale blanc recouvrait tes épaules nues et le haut de ton dos.
Comme à ton habitude, tu avais littéralement oublié de te chausser les pieds. Tu te pressas de ramener le manteau de la demoiselle, histoire de ne pas la faire patienter plus longtemps.
- Je suis enfin prête, ahah… Pardon pour l’attente occasionnée, nous allons pouvoir y aller.
Tu invitas ta sauveuse à sortir du cabinet avant d’en fermer la porte à clef. Quelques marches descendues, tu apparues dans la rue et guidas la jeune femme jusqu’au restaurant.
- J’espère que vous n’avez pas trop froid. Santa Village peut surprendre avec ses températures frisquettes ahah. Mais la ville reste agréable.
En règle générale, les rares excès que provoquait Gévaudan chez ses interlocuteurs étaient corrélés à la peur viscérale qu’elle allumait en eux grâce à son don, et non à ce genre d’agitation de bonheur, mot ô combien étranger à ses habitudes et qu’elle entendait sur la langue de son interlocutrice avec un mélange trouble de malaise et de reconnaissance. Quel sentiment saugrenu, la joie, indomptable soubresaut au fond des entrailles qui ne se doute de rien, peu importe ce qu’il advient. C’est que la Bête lui envierait presque cette naïveté, la légèreté de l’instant qui autorise la psychologue à dévoiler une paillette de ses goûts, juste une poussière de sa personnalité échappée dans l’espace entre elles deux comme un aveu — de quoi, mieux vaut l’ignorer —, paillette dont la nature oblige cependant la Pique à camoufler son désintérêt derrière un masque neutre. Des bons légumes et des desserts. Mince. Adieu tranches de gigot à la cuisson bleue et entrecôtes saignantes, adieu magrets de cygne ou tournedos Rossini, ce n’est donc pas ce soir qu’elle fera le plein de fer, voilà qui est certain. Elle peut toutefois se permettre ce genre d’écarts à son régime carné, rien qu’une fois, et feindre le végétarisme pour les beaux yeux d’une sirène... tant qu’on ne l’oblige pas à avaler de la mousse. Car elle aura pu s’adapter à tout durant ses instructions militaires, qu’il s’agisse de rations de survie périmées ou de lait caillé, de vieux restes de potage ou de lambeaux de viande séchée plus durs que du cuir, son œsophage est rodé autant que son esprit, mais il n’est aucune horreur pire que la crème chantilly. Et il faut toujours que les desserts de Wonderland en soient recouverts, comme un rappel de la blancheur tant aimée par la souveraine, à la manière de monticules mémoriels trop écœurants pour être ne serait-ce que goûtés. Néanmoins, le seul espoir dans cette histoire résidait dans le fait que, en présence d’une amatrice de desserts, lui refiler le trop-plein nuageux s’apparentait à la fois à un partage délicat, un jeu affectueux et, last but not least, à un sauvetage qui ne dit pas son nom. Elle saura s’en contenter. « Ce sera parfait », glisse-t-elle indolemment, une risette de connivence au coin des lèvres. Or, à peine a-t-elle acquiescé que la brunette embraye, non sans s’interrompre au moment le plus intriguant. La Pique aurait bien envie de connaître ce que camoufle cette hésitation, trop vite écartée par la précipitation. Quelle gêne se cache ainsi derrière ces lettres capitales que son regard fuyant trace à la volée ? Nul doute qu’il lui faudra attendre la fin de soirée pour le découvrir.
Répétant les trois derniers mots de son hôte qui s’éloignait en direction de ses appartements, Gévaudan sent une houle de curiosité enfler à l’intérieur de sa poitrine. Elle n’a pas tant le besoin de se débarrasser de ses affaires — tout ce qu’elle possède est déjà sur son dos — que le désir d’inspecter la pièce en l’absence de son occupante. Réflexe militaire, peut-être. Voyeurisme intéressé, plus certainement. Tandis que ses tympans s’accrochent aux bruits étouffés de l’autre côté de la paroi, cohorte de vibrations dont elle s’amuse à deviner les gestes qui les ont provoqués, elle esquisse quelques pas vers les bibliothèques, tête penchée pour y lire les titres d’ouvrages et chercher celui qui, au-delà des concepts professionnels et des épaisses reliures d’encyclopédies de la médecine, lui en dira davantage sur les goûts personnels que professionnels de la psychologue. Bien qu’elle ne soit guère une grande lectrice, il est d’ailleurs aisé d’interpréter Trois Siècles avec toi ou Ensemble par delà les différences comme un bidon d’eau de rose enrichie en édulcorants, le genre de livres qui donnent le diabète rien qu’à les tenir dans ses mains. En outre, elle ne saisit pas pourquoi tous les meubles commencent à plusieurs dizaines de centimètres du sol, pourquoi de fines lignes blanchâtres dessinent le tour de la pièce, pourquoi on a placé des sortes de minuscules bondes le long du mur extérieur, à ras de plancher, pourquoi la boîte à jouets est montée sur une bouée orange gonflée. De ce même regard neutre, elle survole les papiers sur le bureau, compte les mouchoirs disposés avec soin non loin, laisse son doigt effleurer le corail qui s’étale en éventail sur un socle d’ébène avec le réflexe un peu pervers de se dire que, s’il lui faut se défendre là tout de suite contre un assaillant, cette décoration est sans conteste l’arme la plus appropriée à saisir. Pour autant, elle ne décèle aucun signe de relation avec quiconque, pas de photographie de couple ou de carte dans un bouquet de fleurs, nul accessoire masculin déposé dans un coin qui trahirait la visite régulière d’un amant. Aucune bague à son annulaire non plus. Quel gâchis. Et quelle aubaine, songe-t-elle à l’instant où la porte de la salle adjacente s’ouvre afin de laisser réapparaître la Sirène sur son trente et un. Ou trente deux, plutôt. C’est qu’elle se sent presque flattée que l’on mette une telle application à se vêtir pour passer une soirée en sa compagnie — ce qui ne s’est pas produit depuis... oh, une éternité. Voilà que cette vision délicieuse compensera d’avance le manque de carne au menu. Et si elle a encore faim après le dessert, eh bien, elle n’aura qu’à la dévorer des yeux. « Vous êtes ravissante. » Le compliment s’échappe dans l’espace entre leurs phalanges au moment où la Pique reprend son manteau. Ses iris croisés s’attardent vermillons sur le collier de la demoiselle, remontent le long de ses mâchoires avant de se recentrer sur ses yeux à la lueur violine. Rien d’étonnant à ce qu’elle soit prise pour cible par quelque dérangé avide de calmer ses nerfs sur la première âme assez faible pour s’y soumettre. Et de repenser à l’incident qui a mené à leur rencontre, Gévaudan sent aussitôt son humeur trébucher d’agacement, sans que ce dernier ne résiste plus d’une seconde à l’enthousiasme de son vis-à-vis. À peine une minute plus tard, elles marchent en direction du cœur de Santa’s Village.
Plusieurs décennies de vie à Wonderland n’auront pas suffi à ce que la Bête apprécie l’exubérance sucrée de ce quartier trempé dans l’excès du bon-enfantisme. L’unique boutique qui sort du lot y est probablement le Magasin des suicides, si l’on exempte aussi le co-propriétaire du Have Faith, mais hormis ces deux îlots de démence raisonnée, l’ensemble est un océan de meringue rehaussé de poudre de perlimpinpin sur lequel elle navigue de cible en cible, antipathique, hermétique à tout sentiment. Alors le froid ne la gêne guère, elle qui en a drapé son caractère — pis, de façon plus pragmatique, ses nerfs manquent trop de finesse pour jauger des températures. « Venant d’une créature capable de marcher pieds nus dans la neige, c’est bien prévoyant de votre part. Mais à vrai dire, ajoute-t-elle en reportant son attention vers l’extrémité de la rue, je suis surtout rassurée de vous savoir en belle forme. Et j’espère que personne ne vous a cherché malheur depuis la dernière fois, sinon dites-le-moi, d’accord ? Elle n’a besoin que d’un nom ; son flair se chargera du reste. Néanmoins, on ne saurait discerner le relent glacial qui roule sur sa langue à ces mots, tant ils se veulent de bienveillant velours. « Avez-vous toujours vécu ici ? Votre profession est pour le moins... appropriée, je ne doute pas que vous ayez une patientèle nombreuse et des plus heureuses de pouvoir compter sur votre présence et votre écoute. Rares sont ceux capables d’aider de cette manière. Comment en êtes-vous venue à choisir ce métier ? Ah... Ne vous forcez pas à répondre si vous me trouvez trop intrusive, loin de moi cette pensée. » Ses paroles se posent au rythme de leurs pas, pas une plus forte que l’autre, d’égale élégance. Car ce qui pourrait apparaître comme de menus propos, un badinage sans intérêt, l’intéresse au contraire sincèrement, sans qu’elle ne puisse vraiment le justifier, et cela n’a rien à voir avec ses habituelles collectes de renseignements. Elle veut savoir, juste savoir.
Chemin discutant, le Christmâche et sa devanture épurée, faite de guirlandes de branches et de gros flocons de verre, se sont rapprochés. Ainsi que sa présentation le laisse supposer, la carte expose des alternatives sans viande aux plats les plus connus, une surprise du chef et une liste de desserts plus longue que celle des vins chez un caviste de renom, de quoi donner le vertige à n’importe quel gourmand. Sûrement pas à Gévaudan. Et puisque les règles de savoir-vivre s’imposent avec le même naturel que les ingrédients de leur futur repas, c’est à la Pique que revient l’initiative d’ouvrir la porte de l’établissement — en vue d’écarter toute menace potentielle à l’entrée dans un lieu inconnu — avant d’être accueillie par un serveur tout en nœud papillon, moustache et diligence affectée.
Oh, to touch the mighty sea in your hair and drink its stars from your eyes
En entendant la curieuse remarque de ton interlocutrice, tu ralentis le pas de telle sorte à pouvoir inspecter tes pieds que tu supposais chaussés. Levant légèrement les pans de ta robe, tu constatas sans peine ta bêtise. Une bêtise récurrente. L’habitude te faisait oublier les bonnes manières et le froid de la neige ne t’avait pas perturbé d’un iota ; te voilà à traverser Santa Village pieds nus.
La honte et l'embarras venaient empourprer tes pommettes et ouvrir grand tes yeux bleutés. Des rougeurs qui ne se calmaient guère en écoutant la blanche se soucier de ton état, mais ravie que tu te portes bien. Des bribes de souvenirs s’imposaient devant tes yeux. Tu repensais au dit incident, à ton agresseur, à ce grand loup… Des émotions s’entrechoquaient en toi et ton visage ne semblait pas déterminé à en choisir une. Tu te contentas de relever les épaules pour te cacher dans le col touffu de ton manteau. Tu prétextais prendre froid au cou. Un mensonge bien enfantin et simpliste.
- Merci beaucoup, votre attention me va droit au coeur... Et… Non. Rien d’aussi agressif que la dernière fois, heureusement…
Tu frémis de dégoût lorsque tu repensais à tes bras immobilisés et ton dos acculé contre un mur. Tu te serais bien passé d’une nouvelle mésaventure…
- Au mieux, peut-être m’a-t-on sifflé lors de mes courses, je ne sais plus. J’ai l’habitude des mauvaises rencontres, Selkie n’y fait plus vraiment attention… Ah ! Mais j’en fais aussi des merveilleuses ! Comme la vôtre !
…Mais elle avait chassé cet individu lubrique et ce grand loup terrifiant. Ce devait être une personne incroyable. Et tu te sentais en sécurité à ses côtés.
Tu relevas la tête, en écoutant ses questions bienveillantes. Il y en avait beaucoup et ta curiosité les aurait bien toutes retournées. La blanche avait une aura intimidante, mais fascinante. Tu ignorais pourquoi. Peut-être parce qu’à tes yeux, elle était une sauveuse au grand cœur… Une image sans doute déformée de la réalité.
En tout cas, son intérêt te faisait extrêmement plaisir, à toi, qui avait l’habitude de poser les questions. C’était amusant d’inverser les rôles le temps d’une petite marche dans la nuit.
- Alors, euh… Selkie n’est pas native de Santa Village. En réalité, j’ai grandi dans l’océan, avec mon père et mes soeurs. Nous vivions à proximité des grandes bulles de l’Underland. Elles me fascinaient lorsque j’étais petite. Les humains me fascinaient, de manière générale… Cela fait si longtemps que je n’ai pas revu ma famille, elle me manque un peu. Selkie a hâte de les revoir.
Ton regard se peint d’une douce nostalgie, malgré ce faux espoir énoncé à l’oral. Tu n’y croyais pas. Tu ne retournerais jamais dans l’océan, c’était une évidence. Tu n’abordas pas la raison qui t’avait poussé bêtement à rejoindre la terre ferme. Tu nourrissais encore une grande rancune envers tes choix passés… Tu ne t’étais pas tout pardonné.
- A vrai dire, vous me flattez beaucoup. En réalité, je ne sais pas faire grand chose de mes dix doigts… Alors j’essaye d’aider autrement et si les personnes peuvent se sentir mieux après une consultation… cela me comble. Mais je… Je crois que j’exerce aussi ce métier par égoïsme, accessoirement…
A nouveau embarrassée, tu posais ton regard sur les bâtiments qui défilaient doucement. Tu ne souhaitais pas te remémorer cette époque peu glorieuse de ton existence, le temps où tu errais à Wonderland après avoir tout perdu. Tu fuyais tes soucis en écoutant ceux des autres. Et tu y avais grandement pris goût.
- Rien de bien glorieux qui mériterait vos louanges ahah.
Tu avais envie de lui poser plein de questions à ton tour, mais tu remarquas que le Christmâche se tenait devant vous. La belle demoiselle te tenait la porte, t’invitant à entrer. Quelle galanterie. Tu rougis légèrement avant de la remercier chaleureusement.
Un serveur vint vous accueillir et tes yeux brillaient déjà, songeant déjà au délicieux repas que tu comptais manger ce soir.
- Bonsoir Rudolph, merci pour votre accueil. Je suis venue accompagnée de… de.. d’une merveilleuse amie. J’avais envie de lui faire découvrir votre cuisine, tant elle est fabuleuse… Du coup ce serait formidable d’avoir une table pour deux.
Beaucoup de mots pour pas grand chose, sans compter que tu avais oublié un point essentiel.
Nerveusement, tu suivis Rudolph jusqu’à une petite table en bord de fenêtre. Tu tiras ta chaise et pris place alors que le jeune homme aux moustaches soigneusement entretenues vous tendit les cartes des menus. Tu posas une partie de ta longue tresse sur tes genoux, ne faisant pas attention au bout de ta chevelure poissonneuse qui touchait le sol. Rudolph tourna rapidement les talons à ton grand soulagement.
Misère.
Tu ne te souvenais plus du nom de ta sauveuse. Quel drame. Quelle erreur. Quelle empotée ! Comment avais-tu pu oublier son nom ? Le connaissais-tu d’ailleurs ? Tu n’osais pas poser la question, de peur de paraître vexante et plus idiote que tu ne l’étais déjà. D’un regard assez insistant, tu analysais ta compagne de la tête jusqu’à la table, à la recherche d’un nom ou d’un indice inespéré. Mais à part ses cheveux soyeux, son fin visage, ses longs cils et ses yeux envoûtants… Tu ne trouvais rien.
Vaincue, tu te cachais derrière ta grande carte.
- Eeeeet… Du coup ! Pour en revenir à notre conversation de tout à l’heure, parlez moi un peu de vous ! Selkie est très curieuse de connaître une âme aussi charitable et noble que la vôtre.
Tu levas légèrement la tête, de telle sorte à ce que ton regard ne dépasse de cette carte.
- Que faîtes-vous dans la vie ? Vous paraissez tellement forte… D’ailleurs, j’espère que vous ne logez pas trop loin de Santa Village… Avez-vous aussi de la famille ?
L’idée qu’elle fasse le trajet retour seule et en pleine nuit, quitte à ne pas dormir t’inquiétait grandement.
Peu savent se targuer d’avoir suscité chez Gévaudan un intérêt autre que professionnel ou carnassier, comme s’il n’existait le plus souvent que ces deux catégories pour définir ses relations. Les personnalités qu’elle rencontre ne sont pour la plupart que des noms corollaires à ses missions, des informateurs ou des cibles, des agents divers ou des outils, qu’elle n’a pas vœu à revoir en dehors de ses ordres — ce qui lui convient bien. Dans l’océan de son travail, les gouttes d’eau étrangères ne sont pas légion ; elle peut les compter sur les phalanges d’une main, même celleux qui affleurent à la frontière entre l’utilité qu’elle en retire et le plaisir de les côtoyer indépendamment de ses devoirs. Quant aux âmes qui ne voguent qu’en des flots plus lointains, ignorants de tout ce qui la concerne, elles ne se sont jamais tenues assez près de la Pique pour en distinguer davantage que l’ombre silencieuse, de sorte qu’aux côtés de la Sirène, c’est un motif sans précédent qui se dessine sur la fresque de ses connaissances. Une trame inédite. Une exception. Pour le moment, Gévaudan se laisse bercer. Elle ne peut pas croire que sa voisine de marche représente un danger quelconque — a-t-on vu oncques menace plus adorable ? — non, de cela elle est certaine. On a beau lui avoir appris à se méfier de tout, à détecter les élans sournois ou les manipulations des uns et des autres, à cacheter la moindre faiblesse afin d’éviter qu’on ne s’en serve contre elle, elle n’hume chez cette créature qu’un parfum d’iode et d’innocence, une fragilité marine qui ne camoufle aucun péril. Certes, personne n’habite loin de ses démons, de même que le plus pur des canetons deviendra peut-être un cygne féroce, mais d’ici à ce que cela soit la destinée de cette demoiselle aux chevilles nues et à la voix guillerette... ce monde fou aura sûrement le temps de recouvrer sa raison.
Sous leurs pas froufroute la neige tassée de l’avenue. Dans ce quartier aux airs bon enfant jusqu’à l’écœurement, apprendre que les jeunes femmes sont sifflées pourrait en surprendre plus d’un ; or, tant qu’il y aura des esprits pervers, ce genre de comportements demeure d’une triste banalité, même au pays du père Noël, et comme Selkie mieux vaut ne pas trop s’y attarder au risque de ne plus sortir. Puisqu’elle n’était pas présente au moment des faits, Gévaudan ne peut néanmoins que relever l’information. Mais si cela se reproduit ce soir, pour sûr elle ne se retiendra pas d’intervenir. Pour toutes les fois précédentes et toutes celles à venir. Quant à décider si sa propre rencontre en est une mauvaise ou une merveilleuse, ah, elle ne saurait trancher elle-même. Quelle naïveté rafraîchissante de la part de cette damoiselle ! Elle qui n’est pas encore gâtée par la vérité, elle qui ne voit en sa sauveuse qu’une belle âme charitable, une inconnue sans histoire. La Pique aimerait volontiers connaître comment on se sent, quand on a les mains blanches, car voilà une éternité qu’elle l’a oublié. Faute de l’avoir jamais su. Poser les yeux sur sa camarade lui donne envie de sourire. Une lubie qui ne vient de nulle part, qu’elle ne s’explique pas, qu’elle se refuse à satisfaire trop vite — le temps est à l’histoire, pour l’instant. Une histoire de sirène, comme elles seules savent en raconter : un désir d’humanité, une rupture, un exil. Qu’y a-t-il pourtant de fascinant dans ces dômes de verre où s’entassent l’ivraie de Wonderland, greniers remplis de nuisibles dont la Reine ne supporte l’existence que parce qu’ils sont utiles aux industries minières ? Qu’est-ce que la jeune Selkie pouvait voir de si inspirant au sein de cette marée grouillante de corps humains et de cerveaux gangrénés par l’appât du gain, par la violence ou la faim ? Il n’y a personne à sauver là-dessous, eux-mêmes le savent. Personne de pur. Quant au fait que la psychologue n’ait pas donné le mobile de sa venue sur la terre ferme, la Pique se garde d’insister ; c’est à l’évidence un secret enfoui, trop lourd pour être révélé si vite. Soit. Elle sera patiente.
Maintenant qu’elles sont à l’intérieur du restaurant, la conversation s’interrompt le temps que le dénommé Rudolph s’occupe de les placer. À découvrir la risette de connivence que celui-ci adresse à l’intention de sa cliente, Gévaudan devine qu’il s’agit d’une habituée, peu avare de louanges, de surcroît, à en juger par le compliment glissé d’entrée de jeu. Adorable, vous avez dit. Cependant, une chose étonne la Bête, après réflexion : avec qui se rend-elle si souvent ici ? N’est-elle elle-même qu’une convive parmi d’autres, une invitée de plus dans la longue file de ses accompagnants passés ? À moins qu’elle ne vienne seule afin de satisfaire son petit plaisir de la semaine, fidèle solitaire du fond de la salle, sans rien attendre de personne ? Peut-être. Peut-être la solitude est-elle la première de ses compagnes, à en juger par sa manière d’introduire une quasi inconnue comme une « merveilleuse amie ». Gévaudan ne sait pas. Ne peut que conjecturer, rassembler les poussières d’indices que chaque pulsation délivre goutte à goutte. « Je vous remercie », lâche-t-elle à l’attention du serveur au moment où il lui tend une carte à la couverture de lin soulignée d’un gaufrage d’argent. Dans la fraction de seconde qu’il met avant de retirer sa main, elle se sent jugée. Analysée comme par le regard de la Sirène depuis l’autre bout de la table, quand bien même il ne s’agirait pas de curiosité ; lui semble la jauger, se méfier d’elle ainsi que d’une guêpe attirée par un fruit. Qu’il se rassure, elle ne fera aucun mal à sa cliente. Ou bien est-ce plutôt tout ce qu’elle pourrait lui faire d’autre qui l’inquiète. Amusant.
À peine a-t-elle entrouvert sa carte qu’elle relève la tête, interpelée. C’est désormais à son tour de faire l’objet d’un questionnaire — prévisibles représailles — et ses réponses sont déjà préparées, par habitude. Elle ne compte plus les alias qu’elle se trimbale au fond des poches, des identités par dizaines comme autant de loups à placer sur son visage au gré des interlocuteurs, et pourtant. Ce soir, aucun ne lui paraît approprié, aucun ne lui plaît vraiment. Pas qu’elle craigne d’être démasquée, non, puisque la crédulité de la psychologue est suffisante pour lui épargner ce genre de révélation, mais elle ne saurait dire pourquoi, son cœur n’est pas au déguisement cette fois-ci. Même si se montrer telle qu’elle est derrière les voiles n’est pas non plus pour lui convenir : il n’y a pas grand-chose, au fond de ce puits où repose sa personnalité. Pas d’intérêt, pas de goût, pas d’affection. C’est vide, tout en bas, noir et silencieux. Nul doute que si elle y jetait un œil, la Sirène serait déçue, sinon affligée, par la pauvreté de ce qu’elle y discernerait. Adieu, l’âme noble et charitable ! Adieu, la chevaleresse à la bravoure de lion ! Là-bas ne subsiste qu’un chien veule tournant en rond, un chacal rongeant sa carcasse, une hyène abandonnée. Elle se ferait pitié, si elle n’y balançait pas elle-même les os qu’elle y dévore faute de mieux. Alors, ce n’est guère avec conviction qu’elle libère ce nouveau mensonge, d’un ton sans joie, sans fierté non plus : le vernis opaque de l’ordinaire par-dessus la réalité. « Hm, figurez-vous que nous nous ressemblons, quelque part... D’ailleurs, je ne fais rien non plus d’assez glorieux pour mériter vos éloges — je suis née sans famille, loin du royaume. Si créateur j’ai eu, je n’en ai pas souvenir, et mon mentor a été la seule personne à s’occuper de moi avant de disparaître dans la nature, juste avant la guerre. Ce qu’il m’a appris m’a permis d’être engagée en tant que garde royal, mais en dehors de cela je n’ai jamais rien accompli qui en vaille la peine. Voilà tout ce que je suis : un simple garde au service de Sa Majesté. » Le ton ne se veut guère pathétique malgré ce qu’il prétend, mais pareille couverture n’a rien de reluisant. Au moins cela sera-t-il suffisamment convaincant pour expliquer sa force et le fait qu’elle traîne en habit blanc dans l’Underland sans pour autant partager la pompe des nobles — le reste ne mérite même pas que l’on s’y attarde. Quant à trouver un logement cohérent, voyons, laquelle de ses planques se prête le mieux à l’exercice ? Il n’y en a pas trente-six. « En l’absence de foyer, je loge avec les domestiques au palais. Les dortoirs y sont propres et sobres ; je ne demande rien de plus. » Dire qu’elle ne s’y est rendue qu’une poignée de dimanches, il y a une éternité de cela, pour une affaire qui n’avait pas plus duré qu’une nuit. Un gâchis, quand elle y repense. Tant mieux, en un sens.
Ses yeux redescendent vers la carte ouverte à la page des entrées. Sans surprise, les classiques se sont faits la malle, y compris dans les plats de résistance ; elle a beau connaître à peu près tous les ingrédients présentés, la composition manque de familiarité et, l’un dans l’autre, elle ignore quelles saveurs sont à privilégier. Le sucré-salé de seitan à la mangue, l’assiette quatre saisons ou les pâtes à la reine ? Velouté de poireaux ou croustilles végétales ? Il est à parier qu’en ressortant de là, elle aura encore faim. Seule la liste des alcools propose des noms connus, sauf qu’elle préférerait éviter de trop boire en prévision de la fin de soirée. « Que me conseillez-vous ? Votre avis ne sera pas de trop pour choisir entre toutes ces suggestions... La cantine du palais est si rudimentaire, en comparaison. » Et d’abaisser la carte à plat avant de planter son regard dans celui de la Sirène. L’intimide-t-elle à ce point, pour la pousser ainsi à jouer les effarouchées ? Oh, quelle terrible envie ressent-elle d’effleurer indolemment sa cheville sous la nappe, là tout de suite.
Oh, to touch the mighty sea in your hair and drink its stars from your eyes
Depuis combien de temps persistais-tu à dévisager ton interlocutrice, là, cachée timidement derrière la carte des menues ? Tu ne souffrais d’un trouble de l’attention, normalement, alors pourquoi ton regard se perdait-il à nouveau sur les détails de la blanche… Tu t’accrochais un instant à ses yeux, scindés de deux étoiles pourpres. Tu remarquais quelques mèches noires pendant à sa chevelure de neige, démarquant les lignes de son menton et ceux de son cou. N’avait-elle pas trop chaud avec ce col qui boutonné bien haut ? Clignant des yeux, tu ne poursuivais point ce détail.
Une impolitesse supplémentaire qui ne te fit pas sourciller.
Mais en même en temps… Elle était si belle, si charismatique et atypique. Tu posais un regard admiratif sur sa personne… Non ?
Que cherchais-tu déjà ?... Ah oui. Son nom.
L’avais-tu trouvé ? Absolument pas.
Tu baissais la tête pour cacher les larmes honteuse qui venaient mousser au coin de tes yeux. Non. Non. NON. On se ressaisit madame ! Mais qu’est-ce que c’était dur de lutter vainement contre ces larmes… Tu te mordais les joues, frustrée.
Grimace enfantine que tu continuas d’afficher lorsque la modestie de la belle dame te percuta. Tu posas la carte à plat sur la table, ne l’ayant toujours pas là - à quoi bon, tu la connaissais déjà sur le bout des doigts. Tu regardais la blanche, une énième fois, mais avec un air triste, navré, souligné par les perles mousseuses qui pendaient à tes yeux.
Autant dire que son contexte familiale bien tragique ne fit que renforcer ce pincement que tu sentais au fond de ta poitrine. Le sujet semblait délicat sur le papier, mais la louve traîtait l’information avec un tel détachement… Quelque chose… un détail… te paraît faux. Tu ne le relèvas pas.
Il y avait bien plus important à souligner.
- C’est bien dommage de vous entendre dénigrer vos actions. Je n’attends pas de vous que vous soyez une personne incroyable ou exceptionnelle… Vous l’êtes déjà à mes yeux.
Ton visage s’empourprait lorsque tu entendis l’écho de tes paroles raisonner dans ton esprit. Pourquoi cette phrase, pourtant si sincère, te paraissait être la plus embarrassante du monde ? Ce n’était que la pure vérité. Quelle que puisse être son métier ou sa place dans la société de Wonderland, elle avait gagné une place toute particulière dans ton estime. Alors pourquoi cette gêne ?
Une justification. Un prétexte. Vite.
- Parce que… Parce que vous m’avez secourue ! Et vous veillez à la bonne protection des citoyens de Sa Majesté ! Enfin… Ah que je suis embarrassante…
Tu te cachais derrière ta grande tresse que tu portais désormais à bout de bras. Tu fus pris d’un léger hoquet de surprise en te rappelant que la belle dame sans nom logeait, tout naturellement, au palais.
Récapitulons.
Tu ne te souviens plus de son nom. Elle habite loin. Elle ne trouvait pas son bonheur dans la carte des menus ? Au point même de te demander des recommandations ?? Et de faire une comparaison avec une “cantine rudimentaire” ???
Seigneur Castor… Tu reposas cette vilaine tresse sur tes genoux, tapotant nerveusement le bout de tes doigts sur la table. Il allait sans dire que tu pleurais aussi bien intérieurement qu’extérieurement, de honte. Et de mini panique.
- Je, euh… J’ignorais que vous habitiez si loin. Je ne peux pas vous laisser repartir au beau milieu de la nuit comme ça… Laissez-moi vous loger ou vous payer la nuit d'hôtel. J’insiste… Ahhhh….
Les talons du serveurs claquaient sur le carrelage, de plus en plus proche. Rudolph revenait prendre commande, visiblement. Essayant d’épargner ton maquillage waterplouf, tu débarbouillas tes joues de ces larmes avant de reprendre.
Une suggestion ? Qu’est-ce que tu pouvais suggérer ? Peut-être avait-elle besoin de protéine ? Peut-être n’aimait-elle pas les légumes ou les fruits ? Comment émettre une suggestion alors que tu ne connaissais rien…
- Euh… Peut-être devrions-nous partir sur une suggestion du chef à défaut d’un plat du jour. J’avoue ne pas connaître vos préférences, ahah…
Tu lanças un regard à Rudolph qui exposa un menu.
Soit, un velouté de potimarron en entrée. Un seitan à la sauce aux morilles accompagné de ses pommes de terre rôties en guise de plat principal. Ainsi qu’une bûche de Noël, roulée, saveur mangue-passion pour terminer le repas. Sans oublier le pain d’épice qui remplacer le pain blanc de certaines tables à Wonderland.
Espérons que cela plaise à ton invitée… Espérons TRES fort.
Lorsque Rudolph repartit avec les cartes et sa prise de commande, tu laissas échapper un petit aveu. Un chuchotement.
Autour d’elles le restaurant n’affiche pas complet, pourtant leurs quelques voisins glissent parfois, comme par inadvertance ou à la faveur d’une commande de carafe, des œillades dans leur direction, furtives, l’air de pas grand-chose. Et même si elle n’a d’yeux que pour sa compagne du soir, Gévaudan les voit, ceux des autres glissant sur elles. Elle les voit qui se questionnent, se plissent ou se dérobent, les voit qui s’y reprennent à deux fois, c’est vrai qu’elles forment un duo plutôt étrange, ils ne doivent pas y croire à première vue quand la seconde n’est pas beaucoup plus crédule, et la Pique se retient de leur rendre leur curiosité avec supplément de terreur afin qu’ils cessent de leur prêter attention — pas d’effroi, ce soir, non, pas d’esclandre. Sage, couchée, la Bête. Qu’elle se mire plutôt dans ces deux lacs lui faisant face, ces deux lagunes étincelantes que vient border une écume perpétuelle dont elle ne saurait deviner l’origine. Est-ce le faux drame de son mensonge qui émeut aux larmes la Sirène ? Oh, elle n’imaginait pas. Peut-être aurait-elle dû estomper davantage la tristesse de cette existence dépourvue de lumière, mais comment aurait-elle pu anticiper la réaction de la damoiselle ? Encore que ce n’est pas tant le fait que celle-ci semble se retenir de pleurer qui surprend Gévaudan, que le fait qu’être témoin de ces larmes lui donnerait, ah, quelle sensation incongrue, on dirait une poussière au coin des cils, une paillette de feu, mais pourquoi ? Que quelqu’un chasse donc cette souris miniature patinant sur sa cornée. Bien. Voilà que la même petite musaraigne s’en va maintenant peindre de coquelicot les pommettes de la Sirène. Un changement de nuance qui n’est pas sans fendre une risette sur le visage de la Pique, discrète, tandis qu’elle accuse le compliment sans s’en enorgueillir ; elle qui voulait modérer l’impression qu’elle semblait faire à sa comparse, c’est râpé. Il n’y a sans doute plus rien à dire pour contrer cette gloire dont elle a été nimbée, à moins peut-être d’étrangler le sieur Rudolph sous ses yeux — cependant personne ne désire pareille tragédie, n’est-ce pas ? Qu’elle profite donc de ce fin sentiment au fond de la poitrine, il lui est si rare d’en éprouver d’aussi délicats alors autant le chérir l’espace d’un battement de cœur, bientôt il s’enfuira. Non, vous êtes à croquer. Les mots butent sur la paroi de son encéphale sans oser s’exprimer, ceux-là qu’il vaut mieux retenir et qu’elle remplace par une posture plus nonchalante, le menton posé sur ses phalanges croisées. Décidément, cette psychologue est un spectacle à elle toute seule dont on ne saurait se lasser, avec ses mimiques de colibri, le babillage incessant de ses cils, les mille nuances de l’aube sur ses joues et la hampe souple de son cou, elle ressemble tant à une proie facile qu’il serait tentant d’en jouer pour le plaisir de l’embarrasser encore davantage, mais non. Ce serait un coup à ce qu’elle cuise de honte sur place, pauvre créature ! On ne pourra toutefois lui trouver un défaut de gratitude, bien au contraire ; jamais Gévaudan n’avait rencontré personne plus prompte à lui être agréable ou arrangeante au-delà de l’imaginable. L’armée ne l’avait guère habituée à ces marques de reconnaissance, même si elle ne se sentait pas d’y prendre goût. C’était sucré, certes, pourtant cela lui abandonnait une saveur aigre-douce sur la langue. Étrange. Une partie d’elle-même refusant de s’y laisser bercer.
Le retour du serveur coupa court à ces réflexions. Tout ouïe quant à l’énoncé du menu du jour, la Pique l’accueillit avec un hochement de tête entendu, car quitte à ne rien entendre à la poésie du végétarisme, autant en profiter pour en découvrir un sonnet déjà assaisonné de A à Z. « Je vous prendrai donc un menu du jour, s’il vous plaît », conclut-elle en rendant la carte en miroir de son hôte, avant de recueillir son aveu. À ça d’être honnête et de lui donner toute liberté pour la nommer elle-même, ainsi que l’avaient fait de nombreuses personnes au cours du siècle écoulé. Vrai, elle aurait été curieuse de connaître quel patronyme lui aurait offert la Sirène, en ce qu’ils traduisent souvent l’état d’esprit de celleux qui la désignent. Aurait-elle eu droit à des noms héroïques, quelques sonorités glorieuses tout droit issues d’odes romanesques ? Ou bien se serait-elle contenté, telle une enfant face à son nouvel animal de compagnie, de convoquer sa couleur blanche ou un objet noyé de nostalgie ? Néanmoins, une étincelle de défiance empêcha Gévaudan de lui autoriser cette largesse ; n’était-ce pas risquer de trop assombrir le tableau qu’elle venait de peindre à gros traits pour sa couverture de garde royal ? Un garde anonyme attire l’attention — un comble — surtout quand son arrivée ne date pas de la dernière pluie et qu’elle ne peut tirer le combo de l’amnésie sans paraître trop suspecte. Dans ce cas, que reste-t-il ? La triche. « Ah, c’est cela qui vous ennuie depuis tout à l’heure ? Réconfortez-vous, je n’avais pas eu l’opportunité de vous le donner plus tôt... » Et sa voix se réduit à un ruisseau, une fumerolle comme un mystère dans l’éther entre elles deux pendant qu’elle se penche d’un cran : « ...mais ne le confiez à personne ou bien l’on pourrait s’en prendre à Sa Majesté la Reine en m’utilisant... Puis-je vous faire confiance là-dessus, Mademoiselle Selkie ? » Une pulsation, deux, trois, une respiration suspendue dans l’atmosphère soudain pétrifiée. Ses pupilles en croix qui brillent de noirceur en articulant ce nom, sans même activer son don, sombre regard de connivence. Puis elle s’éloigne, se détend de nouveau sur sa chaise, et avec l’élan dissipe tout secret un peu trop obscur. Oups. Elle n’a pas pu résister à se remettre dans la peau du loup. « Je plaisante, bien entendu, allons ! Si la sécurité de Sa Majesté la Reine tenait au nom de ses gardes, il y a longtemps que nous en serions orphelins, ne croyez-vous pas ? » Rabattant sa plus longue mèche derrière son oreille, elle ajoute, précieuse : « Vous pouvez m’appeler Edelweiss. Mon mentor adorait cette fleur, alors j’essaie de m’en montrer digne tous les jours que Dieu Castor fait. » Est-ce que le Joker aurait daigné lui décerner un nom si on l’avait exigé de lui ? Est-ce qu’il l’aurait fait un jour par réflexe, par envie, par affection ? Gévaudan en doute. Malgré tout ce qu’ils ont vécu ensemble, malgré le nombre d’années accumulées depuis leur rencontre, il ne l’a jamais traitée mieux que l’outil qu’il devait polir selon ses propres ordres. Alors un nom ? Il ne la possédait pas, pas plus qu’elle n’aspirait à l’être. Pourtant, s’il en avait choisi un, certainement aujourd’hui le porterait-elle avec honneur.
« Quant à cette affaire de logement, vous êtes décidément bien trop aimable et je devrais vous sauver encore vingt fois pour rembourser ma dette si vous m’offriez la nuit à l’hôtel. Pas que ce ne serait pas ce que je ferais... mais je ne peux accepter tant de bonté. Ne vous inquiétez pas, je ne crains rien dehors. » En règle générale, c’est d’ailleurs plutôt l’inverse — jamais ne s’est-elle sentie proie, sinon lorsqu’elle devait prouver ses aptitudes auprès des autres assassins de l’armée, or ce temps-là est révolu depuis des années. À moins que la proposition de la Sirène ne sous-entendait d’autres raisons que la Bête aurait occulté par mégarde ? Non... si ? Non. « Je suis revenue ici pour vous en sachant quel trajet m’attendait au retour ; vous n’avez pas à vous embarrasser pour moi. Racontez-moi plutôt ce qui vous a amenée à exercer ce métier ici, entre tous les endroits du monde... Aimez-vous à ce point les chants de Noël ? » Personnellement, elle déteste. Mais le quartier compense grâce à sa neige omniprésente — l’unique chose qui ne rende pas fou dans les parages.
Oh, to touch the mighty sea in your hair and drink its stars from your eyes
Était-ce ton cœur qui venait de rater un battement. Là. A l’instant ?
Entendre la belle soldate t’appeler par ton prénom pour la première fois de la soirée te fit perdre pied. Un peu. N’exagérons pas. Pas trop. Quand même… Tu rougissais de plus belle, alors qu’un sourire maladroit se dessinait sur ton fin visage. Tu essayais de faire baisser la température de tes pommettes avec tes mains froides et moites. Pourquoi te sentais-tu traversée par un pic de dopamine ? Tu en oubliais presque la confession frivole et crédule que l’on venait de te faire quant à sa Majesté. Tu retins ta respiration quelques instants avant de relâcher ce souffle comprimé dans tes poumons, au fil de ses phrases, au fil de ses révélations.
Ce nom tant recherché tomba enfin.
- Edelweiss… ?
Quel nom doux et agréable à l’oreille. Tu le prononcerais bien plusieurs fois, si l’occasion venait à se présenter.
- C’est un joli nom. Cela rappelle à Selkie les…
Tu devinais la blancheur d’une plante étoilée, mais tu ne pus t’empêcher de penser à celle de la mousse d’une bonne bière tout juste servie… Hum… Mieux valait s’abstenir de sortir pareille sottise de ta bouche. Pour quel genre de personne alcoolique passerais-tu ?...
- Les… Les montagnes ?
Avouons-le, tu n’étais pas certaine toi-même de ta réponse. Heureusement, l'embarras ne t’empêchait pas d’écouter la blanche avec la plus grande attention. Il se fondait même en incompréhension. Tu fronçais progressivement les sourcils et affichais une moue mécontente. Cette humble réponse n’était guère à ton goût.
Trop amer.
Prise dans ton élan, c’est à ton tour de bondir de ta chaise et de poser les mains sur la table pour t'élever. Tu arborais un air étonnement sérieux.
- Il est hors de question que je vous laisse dormir dehors ! Encore moins par ce froid ! Ce n’est pas une question de rendre service, mais simplement du bon sens…
Levant les yeux vers le plafond, tu réfléchis. Tu levas l’index de ta main droite, gardant la gauche fermement appuyée contre la nappe.
- Vous dormirez chez Selkie, c’est décidé ! Sans compter que je dispose d’une chambre d’ami. Donc, aucun souci !
Absolument pas. Quel mensonge… Tu risquais fortement de finir la nuit au fond de ta baignoire par simple charité et fierté mal placée. Ne t’en déplaise, cela t’étais déjà arrivée de piquer du nez en pleine baignade.
Tu ne prêtais aucune attention aux clients attablés de ci et de là dans le restaurant, oubliant même la présence des serveurs. Tu n’entendais pas les murmures ou les pouffements nerveux. Pourquoi t’y attarderais-tu ? Tu n’avais fait que répondre à une demande qui ne te plaisait guère. Pas de cinéma. Pas de chichis.
Néanmoins, méfiance et vigilance n’étaient pas être les maîtres mots de cette soirée. Peut-être était-ce la présence rassurante d’Edelweiss qui te permettait d’agir avec autant d'insouciance, autant qu’elle ne te troublait. A tort ? Tu restais incroyablement naïve.
Tu te rassis, droite sur ta chaise, et remis ta tresse bien en place sur tes genoux.
- Si vous avez peur que votre tranquillité ne soit dérangée, toutes les pièces de l’appartement de Selkie disposent d’un loquet. Vous pouvez dormir sans crainte et moi aussi… Rien que de vous penser seule dans la nuit, il m’aurait été impossible de fermer l'œil jusqu’au matin.
Tu secouais doucement les mains, agitée.
- Enfin, euh… Je ne cherche pas à vous enfermer chez moi non plus. N’est-ce pas ? Ahahahaha…
Normalement ? Tu trifouillais nerveusement ta longue tresse, jouant avec quelques mèches du bout des doigts. C’était pour la bonne cause et rien d’autre. Normalement.
Et dire que tu laissais sa dernière question en suspens depuis tout ce temps… Qu’avait-elle demandé ? La raison de ta venue à Santa’s Village ? Tu ne comptais plus les années écoulées dans la cité du Père Noël. C’était une ville que tu trouvais agréable et chaleureuse, malgré le climat hivernal quotidien. Tu t’y étais habituée, donc pouvait-on dire que tu te plaisais à vivre ici ?
- Bien qu’il ne s’agisse pas de l’Océan, je trouve que cet endroit possède un certain charme. Je vis ici depuis si longtemps que je n’entends plus les chants de Noël, mais je peux comprendre qu’ils tapent sur les nerfs des non-résidants… Tout semble joyeux ici… Il fait bon de rentrer chez soi, dans un plaid avec un bon chocolat chaud aussi…
Les souvenirs émergeaient les uns après les autres. Amers. Tristes. Désagréables. La première raison de ta venue en ces lieux n’était guère la plus joyeuses.
- J’imagine que ça ne sert à rien de mentir… Hum… Je suis venue à Santa’s Village pour son magasin des suicides. Il est bien fourni et réputé à Wonderland. Après quelques achats, je suis restée un temps sur place. Et je crois que d’une certaine manière, l’ambiance bonne enfant de la ville a fini par me changer… Je crois. J’ai voulu prendre un nouveau départ et être en face du célébrissime magasin des suicides me paraît être une place de choix pour exercer ma profession.
Morbide, mais logique ? Tu baissais les yeux, sans pour autant perdre ton sourire poli.
- Il m’arrive de faire de mauvaises rencontres. J’en ai conscience. Mais j’imagine que je me suis attachée à cet endroit. Vous n’aimez pas les lieux ? Cela expliquerait votre envie de crécher ailleurs, ceci dit…
Tu te rappelais qu’Edelweiss avait fait un long chemin rien que pour te voir… Au détriment de son temps et de ses préférences géographiques, visiblement. Bizarre. Tu avais du mal à mettre le doigt sur cet étrange sentiment pourtant familier. Cette douce chaleur. Cette légèreté. Ces papillons. Tu persistais à nier leur existence alors qu’ils étaient là, nichés au fond de ta poitrine. Quelque chose que tu connaissais, mais que tu souhaitais oublier. Une impression de déjà-vu. A force de te remémorer ton arrivée à Santa’s Village; tu te rappelais la plage et le doux bruit de la houle venant s’échouer contre ta queue de sirène. L’odeur iodée.
Lui aussi avait de beaux cheveux. Lui aussi avait de beaux yeux… Pourquoi son image s’imposait-elle à toi, tout d’un coup ? Pourquoi ce sentiment te rappelait ce moment idiot où tu es tombée amoureuse de cette personne que tu avais sauvé de la noyade… Est-ce que secrètement tu aurais aimé voir la blanche à la place de ce matelot inconnu ?
Absurde, tu la connaissais à peine.
Cependant, lui, tu n’en connaissais même pas le nom.
Tu gardais les yeux baissés, les larmes coulant toutes seules. Tu ne te rendais même plus compte de leur présence, oubliant de les essuyer. Habituée à leur chaleur au creux des paupières.
- Pardonnez-moi, je crois que je commence à avoir très faim ahah… Je crois apercevoir Rudolph vite revenir avec les veloutés. Ça a l’air tellement bon !
Quelle pipelette tu faisais. Il était temps d’orienter le projecteur vers ton interlocutrice, non ?
- Vous semblez très attachée à votre mentor. Vous ne cessez d’en dire des louanges ! Est-ce lui qui vous a motivé dans votre profession ? Est-ce que c’est un parent d’adoption ? J’aimerais tellement en savoir davantage sur vous… Si Santa’s Village n’est pas votre endroit préféré, en avez-vous un autre ??