Épreuve 6 || Otherlands

Réminiscences

Type de film : documentaire

✶1150 mots
✶TW : angst - rêve de violence - serpent

[ Gula, comme nous avons pu le constater lors de nos précédents feuilletons, est empli d'habitants haut en couleurs. Mais il n'en est pas des plus perdus que le propriétaire de la boutique Have Faith, Kaa. Vos mères vous ont toujours mis en garde contre la Forêt Désenchantée et ses méfaits. Située à Wonderland, cette forêt mystérieuse s'empare de vos pensées. Beaucoup s'y perdent, peu s'y aventurent volontairement de crainte d'y laisser un peu de leur raison, voire leur vie. Notre sujet du jour fait partie des cas extrêmes. Après avoir séjourné presque 10 ans au sein de cette Forêt, il  a réussi à s'en extraire. Et comme vous pourrez le constater, au sein de notre reportage, aujourd'hui encore, son esprit en porte les stigmates. ]

Tu dors. T'effacer dans le sommeil et dans l'oubli, tu en es devenu un expert. Il t'est bien plus facile, bien plus agréable, de laisser bercer par la caresse du soleil sur tes lourds anneaux, que de supporter un énième client indécis, qu'une autre crise de sanglots humides.
Tu dors. Une parenthèse dans un quotidien monotone et imparfait. Enfin, bien moins depuis que tu as ouvert ta boutique, bien moins depuis toutes ces nouvelles arrivées, ces nouveaux intrus dans ton quotidien. Aussi, tu dors. Bien trop souvent, bien trop longtemps, mais tu es entraîné. Tu as dormi pendant presque 10 ans. L'inverse serait surprenant.
Souvent, tu t'éveilles, agacé de l'humidité des draps, sans réaliser qu'elle est le miroir de celle de tes joues. Chaque nuit, tu rêves, hanté par ce passé que tu as fui. Chaque jour, tu te réveilles, et ces vestiges de mémoires disparaissent sans laisser de traces.

[La léthargie est l'un des effets secondaires les plus courants d'un séjour prolongé dans cette forêt.  Selon une étude récente, il s'agirait d'un moyen de s'assurer que ses victimes perdent toujours volonté de repartir. Ainsi, d'après les équipes ayant secouru plusieurs d'entre elles, selon leur état de contamination, les malheureux sont souvent trouvés divagants, perdus dans une sorte de rêve éveillé, voire même endormis à même le sol. Le maléfice qui enchante cette forêt, à la manière d'une drogue, provoque une certaine dépendance. Passé un laps de temps assez court, ses victimes se montrent même hostiles à toute tentative de secours. Ce fut le cas pour Kaa également. ]

- Où est Shere ?

C'est la seconde fois qu'il n'est pas à votre point de rendez-vous. Cela te parait plus. Absence insupportable. Il te faut user d'un peu de persuasion ( et beaucoup de ton pouvoir) mais Tabaqui, avec un drôle de sourire, finit par te donner la direction exigée. Shere t'en voudrait. Il est ridiculement attaché au chacal. Mais Shere t'a également abandonné. Et l'idée qu'il s'éloigne, volontairement, de toi t'insupporte et te râpe le cœur. Tu n'as pas de mots pour désigner ce que le tigre représente pour toi, mais tu n'hésiterais pas à briser les os de celui qui s'interposerait entre vous.

La poursuite est lancée. Attendre t'est tout simplement impossible. Demander t'est inconcevable.

Tu n'es plus un jeune serpenteau, tu n'es plus aussi discret ou aussi rapide qu'avant. Avec presque deux mètres de long, à présent, tu fais crisser et craquer les branches les plus fragiles. Mais la cime des arbres est tienne. Ombre presque invisible parmi les feuillages.
Une seule pensée hante tes écailles alors que tu t'élances, suivant les instructions données par Tabaqui: où est Shere ?
Et qui est le coupable de son absence ?

[ Voyez la netteté du feuillage. Ce qui différencie une réminiscence chez une victime de la Forêt Désenchantée d'un simple souvenir ou d'un rêve est sa clarté. Kaa expérimente son souvenir, comme la première fois. C'est un des signes que son esprit tente de réparer les blessures laissées par le maléfice. Comme vous pouvez l'observer, le phénomène est si intense que ses muscles réagissent et se crispent au rythme de ses sauts dans un effet de mimétisme. De rares cas de somnambulisme ont même été observés chez d'autres sujets. Malheureusement avec des conséquences souvent bien funestes, souvenez-vous, il y a quelques années une jeune femme qui s'est défenestrée au sud de Lumia.]

Des voix te figent. Tes anneaux se confondent presque avec l'écorce de l'arbre autour duquel, avec d'infinis précautions, tu t'enroules et tu glisses. Deux silhouettes, à demi dissimulées par la végétation. Tu t'étires et te tends dans l'espoir d'en apercevoir plus sans dévoiler pour autant ta présence. Tu devrais pourtant. C'est toi que Shere ignore. C'est toi qu'il retrouve, normalement, chaque jour, au bord de la crique qui est devenue vôtre. C'est toi qu'il a abandonné, sans explication aujourd'hui.
Un éclat ocre.
Une peau bronzée.
Une voix basse et rauque d'avoir trop peu parlé.

- Ne t'en fais pas Mowgli, tu as mon soutien.

Le reste se perd dans le flot de ta colère. Tu ne vois que cet ignoble petit intrus.  Cet humain auprès duquel tous se pâment. Tu ne vois que sa main sur l'épaule de Mowgli. Ce regard protecteur qui t'est habituellement réservé.
Ton cœur se glace et se fracture. Tu te souhaites vipère, parce que tu sens presque la caresse du venin t'envahir la bouche. Tout comme tu ne t'imagines que trop bien, ces os trop frêles et friables d'humains s'effriter sous l'étreinte de tes anneaux.

Voilà la réponse à ton enquête.
Une trahison, la pire de toutes, la plus incompréhensible. Shere sait à quel point tu te méfies du petit homme. Pourquoi ?

Seuls ces mots qui tournent en boucle dans ton esprit te retiennent et t'accablent.

Ne t'en fais pas Mowgli, tu as mon soutien.
Mon soutien - Mowgli - Mon soutien. Mon soutien - soutien.

[Ce phénomène d'échos et de dissonances visuelles ou auditives est assez courant également. Ils sont la preuve que l'esprit arrive à saturation. Les réminiscences ne parviennent à l'esprit du dormeur que par la puissance des émotions qu'elles véhiculent. Mais c'est également cette vivacité qui cause leur détérioration : l'esprit du dormeur n'est plus équipé pour les affronter. ]

Tu ouvres les yeux. Cœur battant, un nom oublié au bord des lèvres, un sentiment d'urgence sans nom au fond des tripes. Tu passes une main dans tes boucles sombres, ne t'étonnes même plus d'avoir repris forme humaine durant ton sommeil. Déjà, tu ne sais plus ce qui t'a réveillé. Tu t'étires et te laisses retomber sur les draps froissés. Toute urgence déjà oubliée pour ne laisser place qu'à une profonde lassitude. Tu te rendormirais bien.
C'est d'ailleurs ce que tu fais. Au matin, tu n'as déjà plus souvenir de t'être déjà éveillé.

[ A nouveau, cette léthargie qui efface tout. On conseille souvent aux victimes de la Forêt Désenchantée de s'entourer d'objets et de personnes familières. Sans élément déclencheur, il est difficile pour ces réminiscences de trouver une réalité. Pour les personnes qui, comme Kaa, ont déménagé entre-temps ou ne peuvent retourner au sein du foyer familial, il est souvent plus difficile de recouvrer la mémoire. Mais cela ne l'empêche pas de retrouver une vie plus ou moins normale. ]