Ce n’est pas la première fois.
Ce n’est pas la première fois et certainement pas la dernière non plus, te dis-tu en écoutant ta porte trembler sous la pluie de coups. Combien viennent, ces temps-ci ?
Tu as cessé de compter après les derniers.
Avant ça, tu aimais le bruit de l’anneau en fer forgé qui s’abat une fois, deux fois, trois, sur le bois de la porte, résonne à travers les murs. Avant ça, tu te précipitais, enivré, et sur ton chemin se répandait en corolles le parfum ouaté d’encens et de camomille, d’amaryllis et de chocolat fondu. Avant ça, il n’y avait que sourire et excitation à l’arrivée d’une nouvelle personne.
Avant ça, tu rêvais. Trop jeune, trop
naïf pour comprendre que le monde, là, dehors, n’est pas prêt pour le pouvoir qui chante dans tes mots. Un jour, un malheureux a commencé à se lamenter et ce ne fut que le début de la fin. Et toi, t’as perdu ces parfums roses et délicats, ces envolées de soies colorées et brillantes. Tu vivais de rêves. Tu rêvais d’une vie. Éclatée, brisée, en mille morceaux la voilà éventrée, et avant, eh bien, c’est
avant et c'est fini.
Maintenant, tu aimerais t’envoler, t’en aller loin, loin de chez toi, loin de ces rues, loin de ces gens. Maintenant, tu aimerais pouvoir te cacher derrière les épaisses tentures de tes murs, t’étouffer dans les volutes âcres de ta pipe. A défaut, tu déplies ta silhouette en bâtons, l’enroules de l’un des longs
haoris que tu affectionnes tant, celui brodé de dragons prenant leur envol au milieu d’un champ de coquelicots plus vrais que natures. Tes
getas claquent sur le sol, rythment chacun de tes pas alors que tu avances tel un condamné vers la porte qui grince et vacille.
Tu le reconnais, te dis-tu en t’adossant contre le chambranle de l’entrée. Oui, tu le reconnais. Il est de ceux qui se nourrissaient de tes mots pour se préserver de tous les maux, de ceux que tu as aidés plus d’une fois, à qui tu as tourné le dos quand les coups de poignards ont commencé à pleuvoir.
Vous devez m’aider, qu’il dit.
Vous ne pouvez pas arrêter, qu’il continue.
J’ai besoin de vous, qu’il martèle.
C’est amusant, tu ne te souvenais pas qu’il avait autant de cheveux blancs.
Aidez-moi, qu'il supplie encore et encore, litanie rouillée, disque rayé.
Tu comprends si mal les gens. Pourquoi ? Pourquoi est-il venu ? Pourquoi te réclame-t-il ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi après tout ça ? Les mécontents se sont faits si nombreux, foule qui grossit dans l’ombre, qui envahit les rues, bat le pavé puis ton existence au complet, que cela ne fait pas sens. Leurs déboires et leurs revendications, multitudes, ont englouti la poignée de tes défenseurs qui ne te contacte plus que rarement, quémandant pour tes conseils une fois l’an.
En tout cas, le fait est que désormais, tu ne dispenses tes mots qu’à ceux-là, ceux qui se sont montrés vaillants, confiants. Pas aux autres, qui t’ont tourné le dos ou ignoré et qui reviennent finalement en rampant. Malheureusement, tu as bien du mal à les chasser, ces hypocrites. Comme lui, ils s’acharnent, sur ta porte, sur tes fenêtres, ils te trouvent au détour d’une ruelle, t’attrapent quand tu ne t’y attends pas, plus. Que tu détestes ça. Que ça te rend malade. Anxieux, même. Tu n’oses plus vraiment sortir et tu as fini par ajouter quelques calmants à ton mélange d’herbes à pipe. Aujourd’hui aussi, ça se sent, dans l’odeur douce-amère qui flotte derrière les effluves acidulées de balsamine et de bardane s’échappant de ta pipe.
—
… me devez des réponses ! continue l’homme dont tu as oublié le nom, perdu dans les méandres fumeux des ans.
J’ai vu ce dont vous êtes capable ! Pourquoi vous voulez pas me dire ce qui va m’arriver ? J’ai besoin de savoir…Tu l’écoutes, silencieux. Et il y a comme un sourire qui sonne faux sur tes lèvres maquillées, peut-être pour mieux cacher la rancœur qui te colle au cœur. Parce que malgré tout, tu restes un gentil alors tu ne sais jamais vraiment comment les repousser. Ce visage qui se colle presque au tien, qui te rappelle ceux qui reviennent dans chacun de tes cauchemars, tu ignores comment le chasser.
Alors tu devrais sans doute remercier l’inconnu sorti des ombres pour affronter le monde à ta place.
—
Et combien comptez-vous rémunérer ce service ?Tu ne sais pas de quoi il parle.
—
Sans parler du dérangement, vous allez le dédommager pour cela, n’est-ce pas ? Il est si tard et vous osez tambouriner à sa porte. C’est ainsi que vous comptez le convaincre de vous… rendre service ?Tu ne sais vraiment pas de quoi il parle.
Tu n’as jamais rien fait payer, Cate. Pas même
avant.
Les sourcils froncés, tu penches un peu la tête sur le côté, en direction de ce regard ambré, froid et immobile que tu pourrais presque envier. Tu tires longuement sur ta pipe, exhalant une fumée colorée de ressentiments qui vous enveloppe tous les trois, presque chaleureusement. C’est alors seulement que tu affrontes les yeux de cet homme qui fut de tes ouailles un jour.
—
Comme si vous aviez suffisamment à offrir pour mériter mes conseils.Tu n’as jamais souhaité être dédommagé. Pour sûr, tu n’y as même jamais songé. Comment aurais-tu pu ? Une hérésie, voilà ce que ça aurait été. Mais les temps changent, les gens aussi, alors peut-être bien que l’idée fera un bout de chemin, pour peu que quelqu’un plante la graine et l’arrose suffisamment. En attendant, te voilà agrippé par le col, ta pipe qui heurte le sol, ton dos qui ploie et plie bien malgré toi, quoi quoi quoi, tu ne comprends pas mais ton monde bascule un peu. Face à toi, la vieille branche aigrie te postillonne au visage, supplie plus fort encore et tu n’arrives plus vraiment à faire la différence entre morve et larme, tu dois bien l’admettre.
—
Lâchez-moi.Qui se débat de la sorte, avec si peu d’entrain et de force ? Qui tente de se reculer ainsi, sans y mettre plus d’énergie ? La Chenille a perdu bien des choses, au fil des ans, d’illusions en désillusions, il semblerait que toute envie, y compris de vie, se soit délitée, étiolée.
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