Heavy is the head that wears the crown || Queenie

Pendant des années, tu as rêvé de partir. Petite, sur un bateau bien au-delà des océans connus, tu t'imaginais des rêves où personne n'avait encore mis les pieds. Des jours sans fin d'explorations, d'aventures, de rencontres et de découvertes. Sa Majesté la Dame Snow Queen, que tu n’osais appeler Mère, t'a toujours reproché tes espoirs de liberté bien trop naïfs, comme si quelque chose d’inéluctable te poussait à prendre la porte et ne jamais regarder en arrière. Tu ne voulais rien entendre à ses avertissements peuplés de trolls, de démons, de créatures aux noms colorés et aux yeux sans paupières destinés à te faire peur. A faire passer cette dangereuse envie de prendre large.
Puis tu as compris. Que tu crois.

Ta vie est faite d'attente, de déception, d'abandon et de fuite. La boucle se file comme un serpent avide qui se dévore, petit à petit, réduisant sans cesse le cercle jusqu’à plus fin. Tu pensais que ta liberté aurait le goût de l'aventure, elle s'enlise dans un carcan de jupons qui grattent et de corsets qui t’étouffent. C'est usant. C'est répétitif. Tu ne veux plus avoir à compter sur les gens et pourtant, tu t'attaches. Tu t'attaches, puis ils te déçoivent. Il y a toujours un peu de déception quelque part. Pourquoi est-ce qu'ils ne peuvent pas s'attacher à toi, eux ? Il est où, ton problème ?

Elle t’a abandonné. Cette Mère que tu ne nommes plus, mais que tu ne cesses de chercher. Tu ne veux plus avoir à suffoquer dans cet étau d’or et de pierres colorées, est-ce si compliqué à appréhender ? Que tu aimerais que l'on s'intéresse à toi, pour toi ? Que t’aimerais bien qu'on s'intéresse à toi, tout court ? Tu ne veux plus avoir à subir. Tu ne veux plus d’ordres, conseils, suggestions bien intentionnées susurrées du matin au soir sur l’oreiller auxquelles tu ne peux te dérober. Obéis, Queenie, tu ne sais faire que ça, c’est tout ce qu’on a réussi à t’apprendre de toute ta putain de trop longue vie. Tiens-toi droite et aie l’air crédible, oui Mère. Marie-toi à un pouilleux, bien sûr Mère. Fous-toi en l’air dès demain, avec plaisir Mère, plutôt corde ou saignement à blanc ? Comme si tu aurais su quoi répondre, comme si tu aurais pu dire quoi que ce soit. On te parle, tu exécutes, on t’oublie, tu t’exécutes. As-tu jamais eu le choix ? Tu n’as aucun courage, Queenie. Même ta mort ne t’appartient pas. Ta fin est celle que l’on te donne, et le royaume ne connaît pas la vacance.

Mais tu reprends une dose de sérénité liquide, de feuilles fumantes qui s’enroulent dans une tasse de porcelaine. Et ça repart.

HISTOIRE

Parfois, la personne qui te fixe dans le miroir te paraît étrangère.

Pourtant, ce sont les mêmes rubans de soie, les mêmes parures d’or blanc et de diamants qui ruissèlent sur tes clavicules opalines. Les mêmes tentures moirées qui s’illuminent de leurs teintes nacrées à la pâleur du soleil levant. Les mousselines blanches, les damas blancs, les velours blancs sous les dentelles blanches. Blancs éclatants, blancs irisés, blancs satinés ou blancs sourds, tous s’accordent dans leur fraîche pureté à dévoiler leurs chatoiements délicats. Leur bruissement teint le silence d’un peu de douceur, de délicatesse, parfois même d’amertume tant la chorégraphie est connue et répétitive.

Ce sont les mêmes robes qui défilent depuis des décennies, presque des siècles à présent. Et pourtant, il y a toujours cette fraction de doute, ces quelques secondes perdues où tu te regardes sans te reconnaître. Les mêmes yeux d’orage qui couve, latent et prêt à éclater. Les mêmes boucles pâles, presque platines, dans lesquelles tu planterais bien un coup de ciseaux.
Parfois, la personne qui fixe dans le miroir aurait bien envie de tout déchirer.

Mais c’est ce que le monde veut, ce que ton monde attend, ce que tu trouves parfait et ce dont tu es si fière. Cette silhouette copiée dans tout le Royaume, enviée de tous les citoyens. Ce faste, ce luxe que tu entretiens avec passion, ce modèle qu’est devenu Wonderland à travers tout le continent. Ces gens qui obéissent, qui craignent, qui attendent que tu prononces sentences et bienfaisances, ces gens dont tu te fiches et dont tu t’occupes, noblesse oblige.

Alors continue de serrer le corset et cesse de respirer, Queenie.