My body is a cage {Bell}

Ce n'est pas toi. Tu le renies, ce corps hideux dont ce monde t'a affublé. Tu le vomis chaque jour un peu plus, à tenter de te vider de toute existence sans jamais oser franchir le pas. Parce que t'as peur. De bien trop de choses. Mais on y reviendra. Ton corps donc... Deux bras, deux jambes, une tête... Si ça avait pu se limiter à cela. Chaque jour nouveau tu te vois attribué des membres supplémentaires, quand ça n'est pas ton apparence entière qui se retrouve changée. Ton corps est à ton image, instable. Tu es changeante, Belladone, parce que tu n'es rien de plus qu'un récipient. Parce que tu n'es rien d'autre que ce que l'on fait de toi, ce dont on te remplit. Tu n'es qu'un cadavre exquis, l'horrible et incohérente création d'une multitude. Mais ça, c'est ta vision des choses. On va essayer d'être objectifs d'accord ? On va parler de ce qui se cache sous l'épaisse couche de dégout de soi et oublier ta particularité pour définir la base de tout ce bordel.

Intersexuation. Tu es indéterminé. Tout et rien à la fois. Et pourtant, tu es un homme. Tu le clames haut et fort à qui voudra l'entendre. Et à qui ne veut pas aussi d'ailleurs. On dit UN chaudron. Ouais. Mais on dit aussi UNE marmite. Un récipient. Une casserole... Je pourrais continuer longtemps, mais je crois que tu vois où je veux en venir. Et puis franchement... T'as déjà vu un objet avec des parties génitales toi ? Ouais, moi aussi. Mais on va pas en parler. Ni de c'que t'as dans le pantalon, je pense qu'ils se sont fait une idée. Tu penches pas du côté des anges, t'aurais probablement préféré. Non, c'est plutôt l'inverse, t'es un peu trop équipé. Enfin voilà. Tu es un garçon. Ouais. Dis moi, Bell... C'est pas des seins que je vois là ? Sous les bandages, tu les comprimes tellement que ça te bousille le dos. Mais cacher ta singularité, c'est bien plus important que ta santé. Cette immonde poitrine de jeune adolescente, trop prononcée et lourde. Comme cette taille trop fine et trop marquée, ces hanches trop larges, t'es joues trop pleines et tes lèvres trop pulpeuses... Tu pouvais pas décider d'être une femme ? Franchement, ça aurait été plus simple. On ne va pas se mentir. T'es pas androgyne. Quand on te vois, on ne se pose pas la question.

Tu as une figure frêle et délicate, à l'image d'une jolie fleur. Tu mesures combien ? 1m60 à tout casser ? Une peau de pêche sous laquelle ne se dessine pas le moindre muscle. Tu as ce corps de femme-enfant, aux courbes naissantes et qui commencent à se faire désirables. Ces regards qui s'attardent sur toi et qui te donnent envie de hurler de ta voix trop claire et trop douce pour être masculine. T'as rien de la femme fatale. T'es cette petite chose qu'on a envie de cajoler et de protéger. Et ça te bouffe. Tellement. T'essaies de camoufler tout ça sous des vêtements amples, aux couleurs claires. Des pulls, des jeans, des baskets, un manteau quand il fait froid à la limite, tout ce qu'il y a de plus ordinaire. T'aimes pas sortir du lot, tu tentes de fondre ton horreur dans la masse des anonymes. Parfois t'essaies un costard, juste pour avoir l'air masculin. Mais tu ressembles juste à un gosse qui a piqué les fringues de son père. Tu ne t'autorises aucun artifice en dehors de tes cheveux longs bruns. Ils cascadent jusqu'à tes mollets, souvent attachés dans une queue de cheval dont quelques mèches s'échappent. Ils sont toujours impeccables, et ça se voit que tu aimes en prendre soin. Ils sont épais et volumineux. Terriblement soyeux et brillants. Une épaisse frange vient recouvrir ton visage.  

Tu as de grands yeux bleus, innocents et ronds te donnant l'air d'un enfant. Un nez fin, légèrement en trompette, accentuant ton aspect bambin et féminin. Tes joues sont rondes, tes lèvres pulpeuses et roses... Tu es jolie. Oui, jolie, Bell. Désolé. Tu as beau tenter de casser l'arrondis de ta bouille avec des lunettes à la monture carrée, rien n'y fait. Ta vue est aussi mauvaise que ton corps est faible et efféminé. Tu la déteste cette apparence. Et même si ton corps se recouvre parfois de plumes ou d'écailles, que des membres te poussent, que ça dissimule tout cet aspect d'adorable petite chose... Cela ne fait que te rendre encore plus anormal et hideux. Tu te coupes tes parties monstrueuses quand tu le peux, couvrant ton corps d'horribles cicatrices, brisant les miroirs qui ont l'audace de te renvoyer ton image. T'es maigre aussi, si tu restes propre histoire de ne pas te faire remarquer, tu ne prends pas soin de ton corps t'alimentant à peine pour pouvoir survivre, laissant tes cotes se dessiner sous ta poitrine. Tu tiens à peine debout... Déjà que t'es pas bien costaud, t'arranges vraiment pas ton cas en frôlant l'anorexie avec ton appétit de moineau et à force de te faire vomir.    

Il est de ces sentiments si forts qu'on ne peut les ignorer. Ils s'accrochent avec rage à chaque parcelle de votre être, s'insinuent pernicieusement dans chaque geste, courent sous l'épiderme à vous en faire frémir, d'extase et d'effroi. Cette noirceur tapie dans chaque cœur, elle gronde dans ton petit être chétif qui se replie toujours un peu plus sur lui-même. La gentille à ton égard t'effraie car tu ne penses mériter aucune bonté et ce sentiment t'empêche de faire profiter aux autres de ta douceur naturelle. Comment pourrais-tu aider les gens, toi qui ne cherche qu'à sombrer ?

Et pourtant, pourtant, malgré les abus, les traumatismes, tu finis toujours par tendre la main, afficher ton sourire doux et tendre. Tu es d'un naturel calme, tant qu'on ne te mégenre pas, tu es du genre à te fondre dans le décors, à vouloir qu'on t'oublie. Tu es discret, tu parles bas, baisses les yeux et évites les regards. Et pourtant, tu les sens peser sur tes épaules, te juger... Ouais, tu te sens toujours étouffer en sortant, alors tu mets ton casque anti-bruit, rases les murs, t'écrase pour ne pas qu'on le fasse.

T'es mal dans ta peau, dans ta vie et pourtant, tu ne peux t'empêcher d'attendre une main tendue qui viendra te sortir de là plutôt que de t'enfoncer, malgré tes peurs, tes doutes et ta méfiance. C'est souvent la peur qui t'empêche de t'exprimer, d'être simplement toi et d'exister. On a tant brisé ton estime que tu ne parvient plus à te convaincre que le problème ne vient peut-être pas de toi. Alors t'essaies, de te montrer fort, de porter une carapace de froideur et de te détacher des autres.

Mais le naturel revient toujours au galop et ton coeur d'artichaud finit toujours par faire des siennes. Tu t'attaches trop vite, finit trop facilement par tomber amoureux, et tu te brises trop souvent le palpitant. Parce que personne ne peut t'aimer en retour, et que tu n'arrives pas à faire confiance, alors tu finis toujours par tout gâcher, d'une façon ou d'une autre, souvent en écoutant pas l'autre et ne comprenant pas que tes sentiments peuvent être réciproque et n'ont rien d'hideux.

Ta vie est souvent faite d'occasions manquées et de chances que tu ne t'es pas laissé l'occasion d'explorer. Tu es trop sensible, trop doux, même si tu te fais violence pour dissimuler tous ces traits de caractère que tu vois comme des défauts, ça te bouffe en dedans et peut-être qu'un jour, tu finiras une fois encore par exploser. 

Je ne pensais pas que j'en viendrais un jour à écrire l'histoire d'un chaudron... Mais bon, après l'arbre, rien ne me surprend plus. Qu'est-ce que je pourrais dire sur toi ? Sur ce que tu étais avant que des jambes ne te poussent ? Quand on raconte l'histoire d'un objet, c'est souvent celle de son propriétaire. On va donc parler d'elle. Cerridwen, la magicienne, la sorcière, la déesse de la mort et de la fertilité. Initiatrice de toute magie et reine des sorcières. Du moins, c'est comme cela que les gallois la décrivaient. Combien de potions ont étés engendrés dans tes entrailles ? Tu as contenu le savoir de la terre entière, l'inspiration poétique, la métamorphose... Tu as perdu le compte au fil des siècles. Certains te croient encore être le Saint Graal à ce jour, la relique sacrée des légendes arthuriennes.

Cerridwen était mère de deux enfants, la plus belle vierge de la terre, Creirwy, et le garçon le plus laid du monde, Avangddu. Ne pouvant supporter le sort de cette triste créature, elle décida de lui offrir la sagesse afin de rééquilibrer la balance. Elle ramassa les plantes nécessaires à des moments précis, puis les mit en toi, t'emplit d’eau et fit bouillir la mixture pendant un an et un jour. Les trois premières gouttes contiendraient le savoir, le reste ne serait que poison mortel. Morda et Gwion Bach te gardaient à ses côtés, surveillant le développement du fruit de tes entrailles. Mais, comme rien ne se passe jamais comme prévu, tu vint éclabousser et brûler Gwion, qui instinctivement lécha ses doigts, obtenant le don qui était du à la progéniture hideuse de la sorcière. Il s'enfuit. Te laissant aux prises de la colère de votre maîtresse.

Tu explosas, laissant ton contenu se déverser dans la nature apportant la mort et la désolation. S'ensuivit une course-poursuite enragée où les deux créatures se transformèrent, en lièvre et lévrier, poisson et loutre... Jusqu'à ce que Gwion devienne grain que Cerridwen, transformée en poule noire, vint avaler. La potion le préserva, et Gwion renaquit en Taliesin dans les entrailles qui lui avaient ôté la vie. Ne parvenant pas à le tuer, la sorcière l'abandonna sur le fleuve. Tu l'as vue souffrir, haïr, aimer et renoncer. C'est ainsi que ta première vie s'acheva lorsque celle du barde des légendes commença.

Et pourtant le barde n'avait rien d'exceptionnel, il gardait des débris de toi pour trouver son inspiration, sans le savoir, il usait déjà de ton pouvoir, ce qu'il pensait n'être qu'un bibelot en souvenir de sa naissance était la source de sa gloire. Et un jour il t'abandonna, et tu fus recueilli par une pauvre fermière qui te reconstitua, mais une fois entier, plutôt que de servir de marmite tu pris forme humaine et la femme qui rêvait d'avoir un fils t'éleva comme tel. La vie fut douce à ses côtés, jusqu'à ce qu'un homme constate ton aptitude et voulut s'accaparer ton pouvoir, t'enlevant à ta vie de simplicité pour t'offrir une vie de château.

Au fil des générations, ou te conserva comme trésor royal, et plus le temps passait, plus on craignait que tu ne t'échappes, alors on t'enferma dans les geôles et tu ne sais combien de fois tu es mort de froid ou de faim, mais à force tu as perdu la consistance de ton corps, devenant monstre hideux, à la forme changeante à chaque nouveau lever du jour. Ton histoire se perdit au fil du temps et bientôt on ne te considérât plus que comme un monstre tapis dans les entrailles du palais dont l'enfermement préservait la nation. Tu ne sais plus combien de temps tu es resté enfermé dans le cachot, mais l'époque noire et la fin du royaume te libéra de ton emprisonnement. Une vie nouvelle s'offrait à toi, mais à quelle vie pouvait prétendre un monstre ?

Tu as longtemps erré, on a beaucoup profité de toi, tu t'es souvent épris des mauvaises personnes, des gens qui ne voulaient que se servir de toi et t'accusaient lorsqu'ils atteignaient leurs limites. Tu en es venu à te détester. Et puis, quand il y a eu la révolte, qu'un nouveau royaume pour les rejetés s'est créé tu t'es dit que peut-être tu y trouverais ta place. Alors tu as cédé ton âme à l'ombre sans hésiter, tu t'es tenu autant que possible à l'écart des gens pour qu'ils ne découvrent pas ton anomalie et ce pouvoir maudit. Et tu ne t'en sors pas trop mal, même si le bonheur est loin, tu vis dans la crainte qu'un jour tout recommence.