LA FIN DU MONDE | BETTY MOTH [Disparue]

Que que part, bar suspendu de Lost Lands

Il manque toujours un "l" à l'enseigne, c'est navrant. Betty pousse la porte mal engoncée qui claque violemment contre le mur et menace de se briser.

"Salut Moth."

Voix blanche et sans émotion, ce bon vieux Marcel est plus en forme que d'habitude. Il est habitué à entendre sa porte hurler de douleur, ce n'est pas ça qui l'inquiète. Par contre ses clients c'est autre chose. Pour un établissement en équilibre sur un rocher au-dessus du vide au fin fond des cavernes de Lost Lands, les visites de Betty ne sont jamais très rassurantes.

La mercenaire agite simplement sa main gantée, signe qu'elle commande la même chose que d'habitude, et va s'installer à "sa place". Vous savez, la place qu'on gagne en étant habituée depuis plusieurs dizaines d'années. Il se trouve que c'est aussi une place située au centre exact du rocher, quelle chance.

Les clients dévisagent la grande brune d'un air légèrement inquiet, mais après quelques coups sur la chaise pour en chasser la poussière elle s'installe. Les tremblements cessent, tout le monde peut revenir à ses affaires. Mais pourtant un client ne décroche pas ses yeux de Betty, il l'observe depuis sa table solitaire.

Elle correspond bien à la description qu'on lui a donnée, plutôt grande et propre sur elle, portant des habits bien entretenus bien que plutôt vieillot, le visage fermé et le regard froid.

...

Ce n'est pas la meilleure des descriptions qu'on lui a fournies, mais ça ferait l'affaire. Il se leva et avança doucement en direction de la mercenaire qui sirotait tranquillement son Whiskolat. Ses doigts fins, toujours gantés de noirs, caressaient la tasse fêlée avec une douceur presque surjouée. Elle avait ôté son manteau noir, révélant une chemise blanche un peu trop petite pour elle et sa silhouette de bout de femme qu'on trouverait plus facilement à Wonderland.

Les rumeurs comme quoi elle aurait été noble par le passé étaient peut-être vraies ? Possible, entre les habits de qualité dans un trou paumé comme celui-ci et la démarche tirée à quatre épingles cela ne semble pas impossible. Cependant, les déjan'thé n'ont pas bonne mémoire ces derniers temps et les registres de feu le Royaume Noir ne sont pas les mieux entretenus. Ni les plus accessibles.

"Miss Moth ?"

C'est à peine s'il obtient une réaction. Le visage impassible de sa cible reste concentré sur sa boisson un peu trop chaude pour son palais fragile. À vrai dire le Quelque part est reconnu comme une zone neutre parmi les hors-la-loi et Marcel n'est pas le plus commode des Alices. Cependant ce n'était pas une raison d'afficher des traits si sévères, ses yeux plissés, ses lèvres tendues comme souffrance.

"Miss Moth ?"

C'est en insistant qu'il attire l'attention de la Déjan'thé et ses yeux croisent le regard bleu pâle de Betty. Il comprend sans aise que si elle affiche un air si tendu c'est simplement parce que ses oreilles sifflent rien que d'entendre une voix indésirée et indésirable. Rien que dans l'éclat de ses yeux et l'arc de son nez on peut lire qu'elle n'a pas envie de lui parler mais elle se fait violence, esquisse un soupir et lâche simplement un :

"Quoi ?"

L'importun s'attendait à une voix cristalline ou du moins un timbre suave qui irait avec l'esthétique générale de celle qui lui fait face... mais non. C'est une voix brute, légèrement grave, dénuée de souplesse ou de charme. Non pas une voix masculine, mais simplement une voix de mangeuse de cailloux.

"Je suis envoyé par monsieur Koschei, j'ai un contrat à vous proposer."

Elle hoche simplement la tête pour l'inviter à s'asseoir, mettant en évidence le relief de ses lèvres. La lumière qui se reflète sur sa peau met aussi en évidence l'utilisation de maquillage de bonne qualité, elle a probablement un fournisseur dans l'un des autres royaumes, ce ne sont pas des produits qu'on trouve à Lost Lands. Du moins, on en trouve plus.

"Il se trouve que monsieur Koschei cherche une nouvelle cane pour des raisons personnelles. Il souhaiterait que celle-ci soit choisie parmi les sœurs de... Vilain."

Encore une fois, les yeux d'acier de la mercenaire se plissent avant qu'elle ne passe la main dans ses longs cheveux si foncés qu'ils paraissent noirs avant de répondre, ajoutant un air dramatique à sa réplique.

"Je ne fais pas dans le kidnapping."

La réponse est sèche et directe. À l'image de son interlocutrice. Cela n'allait pas être facile.

Le coursier déglutit quelque peu. Ce n'est pas une situation facile dans laquelle il se trouve et malheureusement on a trop souvent tendance à s'en prendre aux facteurs et aux mineurs. Heureusement qu'il n'avait jamais été mineur. La réputation de cette "Betty Moth" la précède et il est bien conscient que la table de chêne troglodyte qui les sépare ne ferait pas long feu si l'envie lui en prend. Cependant il se rassérène et décide de faire confiance à ses talents et à Marcel, ce bon vieux Marcel.

"Monsieur Koschei a pu entendre de nombreux récits concernant les contrats que vous acceptez et ceux que vous n'acceptez pas, c'est en connaissance de cause qu'il m'envoie."

Un air de jugement s'installa lentement sur le visage de la mercenaire qui s'adossa confortablement sur son dossier qui grinça quelques secondes dans un appel à l'aide qui vrilla les oreilles de chaque client. D'un mouvement lascif de la main elle saisie une cigarette, cette fois-ci un produit de Mêmeland, et l'alluma tranquillement. Les lois concernant les fumeries dans les espaces clos, creux et océaniques n'étaient pas applicables en Lost Lands.

"C'est vrai que je ne suis pas difficile en affaire, les temps sont durs. Mais votre Koschei doit sortir du trou de Dobun pour penser qu'un mercenaire irait kidnapper un habitant de Wonderland sans garantie."

Le non-mineur hoche légèrement la tête pour tenter d'apaiser la situation. Cette Moth n'est pas juste une mercenaire sans cervelet, il s'en rend bien compte, heureusement son employeur l'a préparé à cette situation. C'est dans des gestes calculés et méticuleusement observé par son interlocutrice qu'il tira lentement une lettre de l'intérieur de son vestrou préparé spécialement à cet effet.

"C'est tout à fait compréhensible, c'est pourquoi monsieur Koschei propose de vous payer en deux fois à hauteur de 33-65% pour une valeur totale de 314 darjeling. La première partie se trouve dans cette enveloppe."

La mercenaire inspire puis expire longuement de la fumée avec un air parfaitement hautain en plein dans la figure de l'ex-mineur.

"Ajoutez-moi une boite d'œuf de Yaga, je sais que votre patron se fournit directement chez elle."

Le mineur de facto étouffe un hoquet de surprise. Mais c'est qu'elle est bien renseignée cette mercenaire de mes deux boules à thé. Cette fois-ci, c'est son visage qui se crispe alors que Betty affiche petit à petit un sourire victorieux

"Je doute que votre monsieur Koschei trouve pour moins cher un mercenaire capable de lui rapporter un membre de la famille de Vilain. Et puis... entre nous. Si son aiguille n'a pas d'œuf et son œuf pas de cane, ou va le monde ?"

Le sourire malicieux sur le visage de la mercenaire commence doucement à insupporter le facteur en devenir mais malheureusement il n'avait pas envisagé le fait qu'une criminelle de bas étage soit tant au courant à propos de son maître. Il remarque cependant qu'elle reste dénuée de finesse et que c'est uniquement parce qu'elle est bien renseignée que sa stratégie fonctionne...

Elle aurait un informateur ?

"Un souci Moth ? demande Marcel"

"Aucun. Mets-nous deux verres patrons, mon ami paye."

Seul les cliquetis cliquetant des verres s'échappe du comptoir guise de répondre, alors que les bigoudis bedonnants d'une autre cliente s'agitent non loin.

"Très bien. J'en ferai part à monsieur Koschei. Je suppose que cela veut dire que vous acceptez notre offre."

Le regard de la mercenaire, comme son attention, s'étaient complètement décrochés du mineur à lettre pour compter le contenu de l'enveloppe dodue comme un cygne qu'il lui avait passé. Quelle garce.

"Miss Moth ?"

Un peu de fumée caresse son visage en simple réponse. Non pas que des mots s'écrivent magiquement avec l'odeur blanchâtre de tabac, mais le message passe. C'est un oui, sans conviction ou intérêt pour la personne qui pose la question. Le coursier se lève de sa chaise, décidé à quitter cet endroit nauséabond, mais avant il tend sa main en direction de Betty Moth dans une ultime tentative de recevoir une preuve de respect.

La mercenaire lève les yeux dans sa direction et esquisse un sourire faussement parfait avant de tendre la main à son tour.

Ce facteur aura eu sa marque de respect et perdu sa main. Pas de chance.

 

"Bravo. Il est parti sans payer."

Marcel n'est pas content, ça s'entend à sa voix morne. La main de Betty, toute ensanglantée, vient récupérer très délicatement sa tasse de whiskolat pendant qu'elle écourte sa cigarette sur le cendrier de verre.

"Désolé. Je laisse l'argent sur la table, pour le sol aussi."

Récupérant sa veste noire de sa main encore blanche, Betty quitte d'un pas claquant le Quelque Part, prête pour son nouveau travail.

Territoires de Lost Lands, 73 ap.A


D'un temps qui ne connaissait pas encore le Roi Noir et ou La Alice était créatrice. D'un temps ou les Déjan'thés vivaient leur meilleure heure du thé et ou les contes et légendes vivaient joyeusement entres les vallées des larmes et les châteaux de cartes. À cette époque Betty venait d'apparaître dans l'Otherland et elle aussi découvrait ce monde sucré et acidulé. C'étaient des heures de joie ou elle affrontait d'autres monstres dans l'espoir d'être la plus forte. Elle ne voulait pas être Créatrice, mais elle était née forte à tel point que ses mains ne pouvaient rien créer, alors elle avait tout naturellement décidé de vivre de sa force.

Elle peut encore aujourd'hui très distinctement se rappeler ces moments. Les chasses au Jujub et ses combats effrénés contre le Jabberwocky, elle ne se rappelle pas avoir gagné une fois alors qu'à l'époque il détestait ces duels. Elle garde de chaleureux souvenir de toutes ces fois ou elle tentait de le tuer pour enfin être la plus forte. À cette époque Betty avait son morceau de cailloux et faisait la loi dessus, elle n'était pas tyrannique mais pas sympathique non plus. Son humeur était changeante comme une enfant.

Une époque d'insouciance.

Royaume Noir, 207 ap.A


Le Roi Noir était monté sur le trône et l'âge sombre de Otherlands avait commencé. Quelle joie ! Quels massacres ! Le Grand Roi avait établi son domaine non loin du petit caillou de Betty et face à ses méthodes violentes et avides de pouvoirs le Bête n'avait pas hésité à rejoindre sa cause. Jamais elle n'avait pu déchirer de ses mains la paix fragile de l'Otherlands, c'était une toute autre sensation que les corps. C'est donc avec grand entrain qu'elle était devenue une soldat de noir et qu'elle avait offert son âme à son nouveau souverain.

Peut-être que de vieux déjan'thés se rappelleront d'elle et lui en voudront pour ses actions, mais elle ne leur en voudrait pas. Chacun suit ses instincts, le chat chaparde, le chien reste fidèle et le moussetique vous suce le sang et le thé. C'était pareil pour elle, rien n'était plus naturel que les décisions qu'elle put prendre à cette époque, elle ne voyait ni le bien, ni le mal et si tout le monde est fou ici, elle ne prend juste pas le luxe de réfléchir. Betty fit donc de nombreuses victimes et parvint à survivre à toutes ces atroces histoires. Le monde sombrait et elle était satisfaite comme une enfant face à une ligne de fourmis.

Iles en dérivation, 349 ap.A


Betty était déprimée. Le Roi Noir était mort. Jabberwocky avait disparu. Il n'y avait plus de raison de continuer à se battre. Les alices étaient légions, pires que des fourmis, fragiles comme des brindilles. Les déjan'thés se cachaient comme des pleutres derrière leurs Créateurs, même les As et les Joker avaient perdu de leur panache. Ou étaient-ils les batailles sur des îlots en train de se désagréger et ou chaque coup menaçait de précipiter les deux adversaires dans le vide de l'océan de nuages tristes ? Perdus, voilà ou ils étaient. Perdus comme l'entrain de Betty. C'était dire ! Elle n'avait même plus envie de se battre.

C'est sur cette vaguement carrée en prime d'être à la dérive qu'elle fit une petite rencontre intrigante. Elle y croisa une caravane de déjan'thé vagabonds, quelques alices s'y trouvaient aussi, et parmi eux une diseuse de bonne mésaventure. Elle n'avait jamais demandé de lire son futur, pas plus qu'elle ne s'y intéressait d'habitude, mais là elle se disait que quitte à être perdue, déboussolée et fatiguée, autant savoir à quoi s'attendre. Les paroles de la vagabonde piquèrent l'intérêt de Betty : "Tu n'as pas la moindre idée d'ou aller mais au centre d'ether tu pourrais trouver un grand lit, si tu y reposes, tu finiras cuisinée... ah, non, pardon, quoi que tu fasses tu finiras cuisinée pour ceux qui le mérite."

Étrange et surtout, étrangement réconfortant pour Betty.

Frontière Rouge-pâle, 461 ap.A


Betty était devenue indépendante, le royaume noir, l'armée, la guerre, la rébellion, tout ça était derrière elle. Évidemment elle gardait encore des ennemis mais elle essayait de tout son possible de ne pas leur en tenir rigueur. Nouvel âge, nouvelle vie. L'Otherlands était plus instable que jamais avec ce Royaume Rouge qui venait d'apparaître pour faire la guerre aux blancs, c'était l'heure de profiter. Sa nouvelle activité était le mercenariat, en tant qu'ancienne soldat de qualité elle avait certaines compétences que ne possédaient pas la majorité des déjan'thé et les comtes et les comtesses n'avaient pas tous un fond sucré. Elle parvenait toujours à trouver un client qui désirait un objet bien particulier ou un camarade en moins.

Elle avait aussi récupéré son caillou au milieu de ce qu'on appelait désormais les Lostlands, elle y avait construit une maison simple mais efficace et tentait de la détruire le moins possible. Les efforts qu'elle avait déployés pour apprendre à agir normalement et ne pas casser tout ce qu'elle touchait étaient titanesques. Elle arrivait enfin à enfiler des habits civilisés sans les déchirer et à manipuler des couverts sans les tordre. Elle avait appris les manières pour passer les frontières et aller profiter des marchés de Wonderlands et Memelands grâce à des passoires, à ne pas confondre avec les passeurs. La vie allait bien, elle se contentait désormais de vivre tranquillement sa vie acidulée sous le ciel grisouille des Lostlands. Toujours en déplacement pour un nouveau travail, toujours prête à se parer d'un masque plus délicat.

Portes du Palais Noir, aujourd'hui


La porte résonne comme la cloche du Bossu à midi et ce n'est pas n'importe quelle porte. Betty s'acharne une fois de plus sur la grand porte du Palais Noir dans l'espoir de les ouvrir. Il faut dire, face à sa poigne et ses poignées d'amours bien peu de portes restent fermées bien longtemps. Mais celles-ci, peu importe le nombre de fois ou Betty tente de les fracasser, concasser, émincer, elles restent de marbres. C'est une sorte de rituel qu'elle effectue à la fin de chaque mission depuis que le dernier Roi Noir a disparu. Elle n'y avait jamais porté attention mais depuis que les portes s'étaient fermées Betty s'était souvenue que son âme se trouvait toujours entre les murs du palais. Si plus personne ne voulait l'utiliser, autant la récupérer non ?

Mais malheureusement elle avait beau toquer à la porte personne ne venait lui ouvrir. Quel manque de standing pour un établissement qui se veut royal. Petit à petit une idée commence à naître dans l'esprit de Betty, alimenté par l'exaspération de voir cette frabieuse porte fermée et de vivre dans la misère et l'absence de classe dans son mode de vie qui lui pesait de plus en plus. Ces derniers siècles elle a fait des efforts considérables pour sembler plus noble qu'elle ne l'a jamais été et elle refuse de voir tout ses efforts éclipsés par l'état de décrépitude avancé des Lost Lands.

C'est décidé, d'un coup de tête avec sa boite d'œuf sous le bras, elle deviendra la nouvelle Créatrice des Lostlands et récupérera son âme par la même occasion.