╭ Piper ╮ [Disparue]

Cette fois, c’est sûr : je ne peux plus marcher. J’ai mal aux pieds, mal au dos, et je sens que si je ne m’assieds pas tout de suite, je vais me mettre à pleurer. Encore.

Je tiens encore le coup jusqu’à atteindre un petit pont de pierre un peu délabré. Je me réfugie dessous, au moins personne ne me verra ici. J’ai trouvé un morceau de pierre pas trop anguleux pour y caler mes fesses. Les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, je reprends mon souffle. Ca fait combien de temps que je marche ? Et pour aller où ? Je ne sais même pas où je suis.

Il va falloir que je commence à accepter. Ce n’est pas en errant sans but, dans un pays inconnu, en évitant de croiser les habitants du coin, que je vais comprendre ce qui m’arrive. Quoique, est-ce que c’est si compliqué à comprendre ? Je me suis réveillée hier soir, l’esprit flou, le regard perdu dans le ciel depuis… Combien de temps ? Aucune idée. Je me suis levée, et je n’ai pas reconnu l’endroit où j’étais. J’ai commencé à marcher, sans savoir où aller. Ni d’où je venais. Impossible de me souvenir, de ça, ni du reste…

Je me frotte le front. Ca me pique, ça me gratte. Je prends une grande inspiration. Il faut que je me sorte de ce pétrin ! Je devrais commencer par le commencement. Je me lève en grognant. C’est plus de mon âge tout ce sport. Enfin… Probablement ? Il y a une grosse flaque poisseuse un peu plus loin. Je m’en approche et je me penche au-dessus, avec précaution, pour ne pas faire de vagues.

J’arrive à peu près à distinguer les traits de mon visage dans l’eau boueuse. La peau foncée et les cheveux crépus et très longs, ça, j’avais déjà remarqué. La paire de lunettes rondes très imposantes, aussi, en particulier quand je me suis réveillée, incapable de distinguer quoique ce soit autour de moi. J’ai dû beaucoup tapoter autour de moi en essayant de ne pas paniquer avant de tomber sur mes lunettes.

Des sourcils bien marqués qui me donnent un regard franc, un nez en trompette un peu épaté, une bouche charnue, surtout au niveau de la lèvre inférieure… Je dirais que je dois avoir… La vingtaine ? Peut-être plus, maintenant que je vois ces quelques plis au coin de mes yeux. Mais au final, je suis plutôt… Mignonne ? Oh ! J’ai laissé échapper un sourire qui a révélé des dents du bonheur ! Je passe la langue dessus. Comment j’ai pu ne pas m’en apercevoir jusque là ? Il faut dire que je n’ai parlé à personne, et rien mangé…

Je me penche un peu plus sur ce reflet qui commence presque à me sembler familier. Je me souris, plus franchement cette fois. Ca me fait chaud au coeur. Je suis peut-être très seule, là, tout de suite, mais au moins, je me suis de bonne compagnie !

Tiens ! Je n’aurais pas pensé que mes yeux soient verts. Est-ce que je suis donc le genre de personne qui porte des lunettes assorties à ses yeux ? Je jette un oeil nouveau à ma tenue. On ne peut pas dire qu’une robe d’été soit le meilleur choix pour une longue marche, mais au moins, elle est plutôt jolie. Je dois être une nana très féminine, pour porter quelque chose qui froufroute autant. Ah mais ! Elle a des poches, cette robe ! J’ai peut-être un certain sens pratique, finalement.

Je fouille dans ces poches que je n’avais pas remarqué. J’en tire un maigre butin : une fiole, un carré de tissu, et un vieux tournesol sec. J’ai dû dormir sur ce dernier, parce qu’il est un peu aplati et il a perdu pas mal de pétales. Je le retourne dans tous les sens. Est-ce que c’est un indice sur mon passé ? Mon identité ?

Frustrée, je me tourne vers le mouchoir en tissu. Il a l’air propre, et il dégage une odeur ravissante. C’est frais et piquant à la fois, ça monte à la tête et ça reste dans le nez ! Je prends deux ou trois grandes inspirations dedans et lâche un petit rire. C’est tellement agréable ! Je le plie délicatement et le range avant de me tourner vers la fiole. Elle sent comme le mouchoir, mais très fort. Je plonge mon petit doigt dedans. Il en ressort tout froid et huileux. Je ne sais pas pourquoi, je passe le petit doigt sur mon front qui me picote toujours.

Soudain, mes jambes me lâchent et je tombe à genoux. J’ai beau avoir les yeux écarquillés, tout est noir autour de moi. Ma respiration est saccadée, j’entends mon coeur battre à toute vitesse dans mes tympans. Je sens quelque chose de froid, posé contre mon front. C’est dur, ça me fait un peu mal, mais ce n’est même pas pour ça que je pleure. Je lève les yeux vers la personne qui se tient devant moi. Je ne distingue qu’une silhouette. Il est debout, le bras tendu, et il braque quelque chose contre ma tête. Je n’arrive pas bien à voir, mais je sais. Je sais que c’est une arme. Je sais ce qu’il veut faire. Je sais qu’il va le faire. Je pleure, et lui aussi.

BANG !

Je sursaute tellement fort que je tombe en arrière, les fesses dans la flaque. Je regarde tout autour de moi, mais je ne vois personne. J’entends du bruit un peu plus loin, comme des gens qui se crient dessus. Est-ce qu’il y a eu un accident de voiture ? La détonation m’a sortie de ma transe. Je me relève en bougonnant. Ma robe est trempée. Je l’essore comme je peux, et je me rassois sur mon caillou, un peu fébrile.

C’était quoi, cette vision ? Un… Souvenir ? Ma gorge se serre. Qu’est-ce qui m’est arrivé ? C’était qui ce type ? Est-ce que je me suis faite agresser ? C’est pour ça que je suis perdue, que j’arrive pas à me souvenir de qui je suis ? Qui est-ce qui m’a fait… Quoi exactement ?

Je me frotte le front. A priori, je suis en vie. Alors… Qu’est-ce que c’était que cette scène ? Et d’ailleurs… Pourquoi je me souviens clairement d’entendre ce type… Pleurer ?

Oh zut, ma fiole ! Elle a roulé un peu plus loin, je me jette dessus pour la relever. Il ne reste plus beaucoup du précieux liquide à l’intérieur. Je sens que mes yeux se mettent à me piquer à nouveau. Je retrouve le bouchon près de la flaque, les réunis, et range la fiole dans ma poche.
Le tournesol n’a pas eu autant de chance. Ce qu’il en reste flotte, défait, au milieu de l’eau trouble. Dommage… Mais je suis assez sale comme ça. J’en trouverai peut-être un autre ailleurs… De toute manière, je ne sais même pas s’il a la moindre signification.

Les cris se sont arrêtés depuis un moment, mais le silence n’est pas vraiment revenu. Le soleil a fait son apparition, et quelque soit l’endroit où je me trouve, il commence à s’éveiller. Je ne suis pas seule ici, c’est certain. Et finalement… Est-ce que je fais bien d’éviter tout contact avec d’autres personnes ?

Je dois faire face à la réalité. Je suis seule, je suis perdue, et surtout je suis amnésique. J’ai erré toute la nuit comme une âme en peine, et rien ne m’est revenu, à part cette vision angoissante. Je n’ai aucune idée de qui je suis, à part une jeune femme myope en robe à fleurs avec un mouchoir parfumé. Il est peut-être temps de changer de stratégie. Je ne peux pas m’en sortir toute seule. Il faut que je trouve de l’aide. Il faut que je sache où je suis, qui je suis, et comment je peux rentrer chez moi. Ou au moins, trouver un chez moi.

J’ai la boule au ventre au souvenir de la sensation du canon de l’arme sur mon front. Et si je me faisais agresser à nouveau ? Et si mon agresseur était à mes trousses ? Et si j’étais recherchée pour un crime ? Je sors d’une main tremblante la fiole et le mouchoir de ma poche. Leur odeur me calme, m’aide à me recentrer.

Ca ne sert à rien d’avoir peur. Ca ne sert à rien d’imaginer des choses. Je dois faire avec ce que j’ai. Peut-être que j’ai été une victime. Peut-être que j’ai été une criminelle. Qui que j’aie été, tant que je n’aurai pas retrouvé la mémoire, je ne suis plus cette personne. C’est à moi de décider qui je veux être. Et je serai…

Je retourne la fiole dans mes doigts. L’inscription sur l’étiquette s’est effacée depuis longtemps. Il y subsiste quelques lettres… Ess… M… Piper… ?

Parfait. Je n’ai pas besoin de plus. Je respire une dernière fois dans mon mouchoir pour me donner du courage, et je range toutes mes affaires.

Quand j’émerge de sous le pont, les yeux plissés dans la lumière du jour, je ne suis plus la même. Je suis une nouvelle personne, prête à affronter ce monde dont je ne sais rien. Je suis Piper, et je vais pas me laisser faire.